Behind the book, the friend || Kurt et Elena

« Oui, je sais. »

Puis il murmure un ʺMerciʺ accompagné d’un sourire. Je crois que je ne l’avais jamais vu sourire, enfin, vraiment sourire. Parce que je ne suis pas stupide non plus, je sais différencier un vrai sourire et un sourire totalement faux. Ça m’aide un peu à relever le coin de mes lèvres. Comme quoi c’est quand même utile de réfléchir avant de parler !

Il me retourne la proposition que je décline après être devenue rouge tomate (maudites joues !). Il approuve en hochant la tête, puis, après une petite pause, ajoute, toujours souriant et me regardant droit dans les yeux :

« Au moins, tu sauras que ma porte te sera toujours ouverte. »

Ça fait plaisir de le voir souriant comme ça ! Et je n’ai vraiment pas l’impression que c’est un faux sourire, fait pour me rassurer. Ou alors il est très bon acteur ! Du coup je ne peux que lui retourner. Ce qu’il vient de dire, en fait je ne l’aurais jamais cru capable de dire un truc comme ça. Je pensais pas que c’était son genre. Pour moi c’était un grand solitaire alors… Mais je me trompais peut-être, après tout. Ou alors, il me considère comme quelqu’un à qui il tient. Ah ah ! N’importe quoi Elena. De temps en temps il y a des trucs qui me traversent la tête, je vous jure ! En tous, cas, souriant à mon tour, je lui réponds, mes yeux toujours plantés dans les siens (tient, finalement on va peut-être réussir à ne pas détourner les yeux pendant plus d’une minute !) :

« J’y penserais, promis. »

Finalement, je crois que je l’ai re bloqué. Je le dévisage gentiment. Le silence s’installe à nouveau, quoi que maintenant, il ne me dérange presque plus, ce n’est pas ce silence pesant, lourd et gênant. Je crois que je m’habitue peu à peu à la présence du jeune homme et à cette espèce de lien bizarre que je n’arrive pas à décrypter qui nous relie. Au bout d’un moment, il brise ce silence.

« Mais tu dois sans doute avoir à faire non ? Désolé, je t'ai encore pris de ton temps. Merci encore pour ce que tu as fait. Hum...On se reverra...une prochaine fois de toute façon, euh... A l'occasion. »

Il sourit à nouveau, un beau sourire. Il devrait sourire plus souvent ! Mes lèvres s’étirent définitivement à mon tour.

« Mais non t’inquiète pas, c’est normal. Et puis euh… Ça m’a fait plaisir de parler avec toi. »

Cette fois, je ne baisse pas les yeux. Bah oui, c’est la vérité alors pourquoi dévier mon regard ?

« A une prochaine fois alors ! »

Je souris de plus belle puis me dirige vers sa porte. Je l’ouvre et lui fait un bye bye de la main, puis, après un dernier regard, passe la porte puis la referme derrière moi.

Il me raconte sa vie dans les moindres détails. Je reste clouée sur place. Je vois bien que ça lui demande un effort surhumain de parler de lui et je le comprends. Décidément, un des seuls trucs que j’arrive à capter chez lui ! Quand il a fini, ses yeux fuient les miens. Il repose sa guitare pour s’occuper d’autre chose.

« Kurt… »

Il replonge ses prunelles dans les miennes. Finalement, je ne sais pas ce qui est mieux. C’est très déstabilisant. Je prends sur moi :

« Kurt, je… Si t’as besoin de moi un jour, besoin de parler ou… ou n’importe quoi, bah… je suis là. »

Il ne répond pas tout de suite mais me fixe. Quoi ? J’ai encore fait une bourde ? Je détourne mon regard. Décidément, jamais nous n’arriverons à soutenir le regard de l’autre ! Oui parce que j’ai l’impression que j’ai le même effet bizarre sur lui que celui qu’il a sur moi. En fait j’ai l’impression de me prendre un mur en pleine face avec lui ! Je vois du coin de l’œil qu’il dévie à son tour son regard vers son bureau. Je relève la tête. Je vois qu’il essaye de sourire. Je dis bien essaye parce que… bah c’est un peu raté. Il se dirige vers son bureau. Il n’a toujours pas répondu. Je me demande bien ce que j’ai dit de mal. Oh mince, peut-être qu’il ne veut justement pas parler. Bah oui ! Oh mais je me désespère par ma bêtise de temps en temps ! S’il a déjà du mal à me raconter sa vie alors venir me parler, se confier à moi ou je ne sais quoi, ce serait du suicide ! Ce que je peux être courge alors…

« Tu sais, je ne t'ai pas raconté tout ça en recherchant une quelconque pitié de ta part. Les choses sont ce qu'elles sont et...C'est vraiment gentil de toi de me dire ça, mais tout ceci est mon quotidien et que tu le sache ou non, ça ne changera pas beaucoup. »

Je réfléchis avant de parler cette fois. Je ne tiens pas à sortir une autre connerie. Non, il ne cherchait pas de pitié et je le sais. D’ailleurs ce n’est pas de la pitié que j’éprouve pour lui. En fait c’est la Elena qui essaye d’aider les autres qui tente de pointer le bout de son nez. Mais elle est vraiment pas douée ! Oula, je parle de moi à la troisième personne, ça va pas du tout ! Non mais quand j’essaye d’aider les gens, je sais pas comment faire alors je m’y prends mal et c’est mal interprété après… Et puis j’ai l’impression que Kurt ne veut pas de ma pseudo aide. C’est même pas j’ai l’impression, c’est j’en suis sûre à 90%. Alors je vais arrêter de lui proposer mon aide inutile, ça sera sûrement mieux.

« Oui je sais que tu ne cherchais pas la pitié, et je ne t’en donne pas. La pitié c’est pour les faibles de toute façon ! Mais si tu ne tiens pas à parler, je comprends. Je proposais juste, on sait jamais. »

J’ai essayé d’employer un ton un peu enjoué comme s’il ne s’était rien passé. Comme si je ne lui avais pas raconté ma vie ni lui la sienne. C’était pas très réussi mais c’est déjà ça !

« Toi en revanche, euh...Enfin je ne suis doué en rien avec autrui mais vu comme tu as débité avec moi, peut-être que ça t'as soulagé dans un sens et si tu veux recommencer je me ferais un plaisir de t'aider en t'écoutant. »

Je sens mes joues rougir. Euuuuuh… Comment lui expliquer que j’ai parlé un peu contre mon gré et que moi non plus je suis pas du genre à débiter toute ma vie ? En plus je suis sûre qu’il ne me croirait pas, ce qui serait logique en soit. Je ne tiens pas à revenir sur ma vie en plus. Bref, d’une voix douce, pour ne pas le vexer non plus, je ne veux pas qu’il pense que c’est contre lui, je dis :

« Bah… C’est gentil aussi mais… Non, je suis pas trop du genre à parler de moi non plus. Difficile à croire hein ? Mais tu viens d’assister à un des très rares moments où je débite ma vie. Ça m’arrive jamais en fait. Alors, c’est sympa de proposer ton aide, j’y penserais si un jour j’ai besoin de parler mais… ça m’arrive pas souvent quoi. Et ça fait pas particulièrement du bien. Je ne veux pas revenir sur mon passé. »

Je perds mon regard dans sa chambre, essayant de poser mes yeux quelque part. Il est le temps pour moi de partir ? Je ne sais pas trop en fait. En même temps j’aimerais disparaître, en même temps, je ne veux pas partir. Je veux déceler le mystère qui entoure Kurt.

Je me retourne lentement sans pouvoir le regarder. Quand je relève finalement les yeux, il baisse les siens, observant sa guitare. J’ouvre la bouche, prête à dire quelque chose, il repose son regard sur moi, mais je ne dis toujours rien, incapable de sortir un son. Il baisse les yeux sur sa guitare en même temps que moi sur mes pieds. Nous restons bloqués comme ça. Je cherche désespérément quelque chose à dire quand j’entends :

« Je suis né à Londres. Je n'en suis jamais sorti. »

Oh ! Euh… Je ne le comprends décidément pas. Pourquoi il décide finalement de me raconter sa vie ? Je vois bien qu’il n’en a aucune envie ! Je ne voulais pas le forcer, je ne veux pas qu’il se sente obligé de me raconter ce qu’il a vécu s’il n’en a pas envie, si ce n’est pas spontané. Je ne veux pas qu’il se fasse du mal en ramenant peut-être des souvenirs douloureux. Je ne sais pas trop quoi penser… Mon esprit s’en totalement vidé maintenant, j’ai décidé de totalement arrêter d’essayer de le comprendre de toute façon.

« Kurt, ne te… »

« Je n'ai pas beaucoup connu ma mère. Elle a succombé à un AVC quand j'avais cinq ans... »

Je relève brusquement mon regard.

« Mon père, avec qui elle était divorcée, m'a recueilli mais il était alcoolique, très alcoolique. Je ne me souviens même pas l'avoir vu une fois sobre, il avait l'air de tout le temps voir des éléphants roses partout, toujours dans un autre monde et quand il se mettait en colère, il valait mieux ne pas rester à côté. En fait, j'avais plus l'impression de m'occuper de lui que du contraire. »

Non, je sais qu’il ne veut pas en parler. Je… Finalement je n’aurais pas dû lui demander de me parler de lui. J’ai l’impression de ne pas devoir connaitre sa vie, qui, d’ailleurs, semble sortie d’une compilation des pires destins possibles.

« Et puis un jour, nous étions tous les deux à la gare. On attendait un train en bordure des quais et... Je ne sais plus vraiment ce qui s'est passé mais il m'a poussé. D'un coup, poussé et je suis tombé sur les rails au moment où un train arrivait... »

Il semble se concentrer pour s’en souvenir. Je suis horrifiée par ce que je viens d’entendre. Les images défilent dans ma tête, presque comme si j’avais assisté à la scène. J’essaye de chasser ces images de ma tête, je ne dois pas savoir ça !

« Il ne l'avait pas fait exprès ! Il ne savait jamais ce qu'il faisait, il était toujours dans les nuages et il a beaucoup regretté. J'avais dix ans quand c'est arrivé. »

Oh, mais sa vie est vraiment un enfer… J’ai l’impression d’avoir vécu un conte de fées à côté… Je me sens bien ridicule d’un coup…

« Voilà... J'ai été confié à ma tante, elle habite aussi Londres. La suite, tu l'as connais, j'aime pas cette ville, il ne m'est arrivé que des malheurs là-bas. J'ai préféré la quitter et venir étudier à Miami. Je ne le regrette pas du tout. Même si je suis classé dans la foire aux monstres autant ici qu'en Angleterre, au moins une chose qui ne me déçoit pas. »

« Kurt… »

Finalement on avait tous les deux eu des problèmes avec nos parents même si les miens sont bien minimes à côté des siens… Mon dieu, son père était un vrai monstre ! Comment il peut ne pas lui en vouloir ? Il a été tellement plus fort que moi… J’admire ce mec… Je me sens tellement pitoyable, ridicule, stupide à côté de lui… Et moi qui ai déprimé parce que mes parents ne s’occupaient plus de moi… J’ai honte. Ce que j’ai vécu, ce n’est rien comparé à lui. Je me suis écroulée alors qu’il porte tout sur ses épaules… Et en plus, les gens le considèrent comme un moins que rien alors qu’il a vécu tellement plus de chose qu’eux, tout ça parce qu’il est en fauteuil roulant…

« Kurt, je… Si t’as besoin de moi un jour, besoin de parler ou… ou n’importe quoi, bah… je suis là. »

« Ooh... Ooh... Yeah...

Okay maybe I'm shy
But usually I speak my mind
But by your side, I'm tongue tied

Sweaty palms, I turn red
You think I have no confidence
But I do, just not with you

Now... I'm singing all the words I'm scared to say
Yeah...

So forgive me
If I'm doing this all wrong
I'm trying my best in this song is to tell you
What can I do?
I'm stuck on you

I'm hoping you feel what I do
‘Cause I told Mom about you, I told her
What can I do?
I'm stuck on you
And like the night sticks to the moon...

Girl... I'm stuck on you »

Je reste figée. Les notes de guitare et la voix de mon ami encore imprimées dans mon esprit. Ma main glisse de la poignée et retombe toute seule le long de mon corps. Je fixe la porte devant moi, totalement désarmée. Je cligne des yeux plusieurs fois puis pose une main à plat sur la porte devant moi pour me stabiliser (même si je suis en pleine mesure de mon équilibre, c’est un réflexe). Il sait bien jouer de la guitare… et puis surtout, il a une belle voix… Je reste sans bouger un long moment, dos à lui. Mon esprit est vide mais tout embrouillé en même temps.

Ce gars est toujours aussi mystérieux pour moi. Et d’après ce que j’ai compris, il ne me comprend pas plus que je ne le comprends… C’est très bizarre, je n’arrive pas à le cerner et pourtant, j’éprouve une certaine affection pour lui. Rien de plus que de l’amitié hein mais… je sais pas trop comment décrire ça… une sorte de fascination, d’attraction pour ce mec que pourtant je n’arrive pas à comprendre. Je sais pas comment ça se fait qu’on reste aussi mystérieux l’un pour l’autre…

Pourtant, on vient de se dévoiler l’un à l’autre, personnellement, comme je ne l’avais encore jamais fait. Raconter ma vie comme ça… Non, vraiment jamais. Et je me doute bien que, même s’il l’a fait en chanson, Kurt vient de me livrer une part de lui qu’il ne montre pas à tout le monde. D’ailleurs, je vois bien plus qu’une simple chanson dans ce qu’il vient de chanter. C’est… déstabilisant.

Lentement, je me retourne, laissant ma main glisser le long de la porte. Je n’ose pas trop croiser le regard de Kurt, un peu gênée. Je ne sais pas trop pourquoi je suis gênée, l’impression d’en savoir trop sur lui ? Ou de ne pas savoir ce que JE devrais savoir sur lui ? Comme si ce qu’il avait dit/chanté ne m’était pas vraiment adressé… C’est bizarre… Finalement je relève les yeux pour trouver les siens. J’entrouvre la bouche, prête à dire quelque chose… mais quoi ? Je suis bloquée, totalement bloquée, je ne sais pas quoi dire, pas quoi penser, alors je reste comme ça, la bouche entrouverte, à scruter ses yeux, à la recherche d’une réponse, sans même connaître la question…

« Euh, je sais pas trop, pour moi c’était évident, tu l’avais avec toi, pas à ta table et pas dans la direction des étagères. Donc j’en ai déduit que tu voulais allez le donner à la momie pour l’emprunter. Ouais, de temps en temps j’ai des dons comme ça pour lire dans les pensées des gens ! »

« Aah, l'intuition féminine hein ! »

Euh, ouais, peut-être… Je sais pas moi je devine les choses en fonction de ce que j’ai observé chez la personne, de toute façon je scanne à peu près toutes les personnes que je connais un minimum. Et puis il y a des trucs comme ça qui s’impriment dans ma tête, comme si c’était logique. Alors c’est peut-être ça l’intuition féminine…

« Et puis pas besoin de me remercier pour mon intervention, c’est normal, j’allais pas te laisser là, au milieu de la bibliothèque, les bras croisés, à rien faire, comme cette bande de demeurés. »

« Non c'est vrai... »

Non mais c’est vrai quoi à la fin ! Les gens de nos jours sont vraiment d’un égoïsme ! Après je ne suis pas la bonté incarnée mais il y a un minimum ! Merde hein ! Au bout d’un moment, quand tu vois quelqu’un qui a besoin d’aide, tu restes pas les bras croisés ! Ça a le don de me faire sortir de mes gonds ça !

« Mais si tu ne veux pas le garder, ce bouquin, j’irais le rendre, t’inquiète pas, ça me fera une occasion d’aller faire chier la petite vieille. »

« Bah, si j'ai dit que je voulais l'emprunter c'est bien que je voulais le garder ! »

Oui, c’est vrai… Mais bon, il disait peut-être ça juste pour ne pas me vexer d’avoir emprunté un bouquin qu’il ne voulait pas emprunter justement… Bref, je me torture l’esprit pour rien je pense. Je vais poser le fameux livre sur son bureau, puis au bout d’un moment, demande :

« Mais en fait… je me disais…Je sais quasiment rien sur toi. C’est quand même le minimum de connaitre ses amis non ? »

Ce que je regrette aussitôt. Je ne sais pas du tout comment il va le prendre. Quand je vois son sourire disparaitre de son visage, mes craintes ne font qu’empirer. J’ai encore foutu tout en l’air, tout se passait à peu près bien et là, avec ma question toute pourrie de curieuse… Mon sourire s’évanoui à son tour, je baisse les yeux vers mes pieds. Le silence s’installe peu à peu. Un silence lourd et pesant qui me laisse bien le temps de penser, de regretter, de me maudire intérieurement. J’ai l’impression que le temps n’est qu’un fil, fin, tendu, qui risque de se briser pour exploser d’une seconde à l’autre.

« Ok euh... »

Je reprends mon souffle, que je retenais inconsciemment depuis tout à l’heure. Bon, c’est pas trop catastrophique non plus, avec un peu de chance, je pourrais rattraper le truc. Il lance des regards à droite à gauche. Je sens bien qu’il n’a pas vraiment envie de me parler de lui, de sa vie. Et je le comprends. Je parle rarement de moi. Enfin, c’est compliqué, je parle de moi mais pas vraiment de moi. Quand je raconte ma vie aux gens, je la raconte… comment dire ça ? De manière objective, comme si je ne l’avais pas vraiment vécue mais que c’était juste une histoire, comme ça, sans importance. Ce que je veux dire c'est que je ne parle jamais vraiment de moi, de la vraie Elena, de moi dans ma vie. Je crois que je n’ai jamais parlé à personne, ou presque, de ce que je ressens vraiment, de ce que j’ai vécu, de comment j’ai vécu mon histoire. Par exemple, mes amis savent pour la plupart que mes parents m’ont totalement délaissée mais… Quand je leur dit ça, je leur dit avec l’autre Elena, celle de mon masque, la Elena que j’ai forgée, d’un ton détaché, comme si c’était sans importance. Celui qui s’est le plus rapproché de ça, c’est Mikah, l’autre jour, dans ma chambre. Avec Alex, c’est différent… J’ai pas vraiment eu besoin de lui dire… Et puis Ritchy, c’est encore autre chose. Lui il me connaissait déjà dans ces moments-là.

« Que veux-tu savoir ? »

Je garde mes yeux fixés sur mes pieds mais je ne les regarde pas vraiment, comme à travers un brouillard, le regard dans le vide. Je commence à débiter, mais même pas vraiment pour Kurt, plus pour moi mais tout haut :

« Je suis née ici. Ma mère est une artiste, je l’ai toujours admirée même si je ne lui ai jamais dit. Mon père est militaire, c’est lui qui a forgé mon caractère, qui m’a appris à me défendre, à me protéger, du monde, des autres. Il m’a toujours poussée au bout de moi et quand j’étais petite, je voulais être aussi forte que lui, quel que soit le coût. Au début, j’étais très proche de mes parents, ils étaient tous les deux toujours à l’écoute, toujours prêts à m’apprendre de nouvelles choses, ils m’aimaient beaucoup. Puis peu à peu, ils ont commencé à me délaisser, je sais pas pourquoi, je sais même pas si je le saurais un jour. J’aime me dire qu’ils ont voulu que j’apprenne à me débrouiller toute seule, pour avoir une fille forte. J’aime me dire qu’ils m’aiment toujours, que je suis toujours leur petite ‘Lena mais en vrai, qu’est-ce que j’en sais ? Oui, ils sont mes parents mais ça ne veut rien dire… Surtout que je ne me sentais pas à ma place à l’école, j’avais quoi ? Deux amis ? Pas plus. Je trainais surtout avec les gens pas très fréquentables. En grandissant ça a empiré. Ils m’ont poussé à fumer, boire, me droguer et pire encore. J’ai fait tellement de choses que je regrette… Je trainais dans les rues, je rentrais chez moi tard, je ne voyais plus jamais mes parents. En fait je faisais aussi ça pour les provoquer, pour qu’ils se rendent compte que j’avais besoin d’eux. Mais ils m’ont laissé faire. Ils m’ont toujours dit qu’ils m’avaient donné les bases et que je pouvais les utiliser pour fonder ce que je voulais, que jamais ils ne s’opposeraient à mes choix. C’était peut-être pas une très très bonne idée. Voyant que je n’arrivais toujours pas à attirer leur attention plus que ça, je suis tombée dans la déprime. J’ai continué à trainer avec des gens, à faire des conneries… Puis peu à peu, je m’en suis sortie. Avec l’aide de vrais amis, de mon cousin, j’en suis sortie, sortie de ce mécanisme infernal. Ça m’a détruit cette merde… Depuis j’essaye de me reconstruire mais bon, le passé laisse des cicatrices, des cicatrices qu’on garde toute sa vie… »

Mes yeux, toujours baissés, commencent à se brouiller. Je ramasse mon sac et me dirige vers la porte de sa chambre sans croiser son regard. Je sais pas ce qu’il m’a prit de lui raconter tout ça, il ne demandais rien. Je ne veux pas qu’il se dise que je lui ai raconté ça pour le forcer à me raconter sa propre vie parce que franchement, c’est pas du tout ça. En fait je crois que j’avais besoin de parler, besoin de livrer à quelqu’un ce que je gardais enfoui au fond de moi depuis des années. Mon cœur se serre. Ma main tremble sur la poignée de sa porte que je n’arrive pas à me résoudre à ouvrir.

Nous nous dirigeons vers sa chambre. Une fois dans le bâtiment des Khi, nous nous arrêtons devant une porte portant le numéro 3, sa chambre. Kurt ouvre la porte et entre mais j’hésite à le suivre, un peu gênée. Voyant que je n’ose pas trop entrer sans son accord, il me dit :

« Il n'y a pas de guillotine cachée au-dessus de la porte, tu peux entrer. »

Je souris légèrement. Au moins je suis sûre de ne pas finir coupée en deux ! Je prends ça comme une invitation à entrer alors je passe la porte puis la referme derrière moi, m’y adossant. Sans rien dire, j’observe la pièce, parfaitement rangée, comme je l’avais imaginée, avec des placards, armoires, tiroirs qui doivent renfermer toutes ses affaires, vu que rien n’est sorti. Son bureau se trouve dans un coin de la pièce, sans rien qui traine dessus, chose qui relève de l’exploit pour moi. Au-dessus de son lit, affiché au mur, se trouve un poster représentant une jungle, super réaliste, on dirait presque une fenêtre qui donnerait sur autre part, c’est marrant ! Mon œil est capté par une guitare appuyée contre un mur. Je ne savais pas qu’il jouait de la guitare. En même temps je ne sais pas grand-chose sur lui alors des détails comme ça…

« Merci de me l'avoir pris, comment t'as su que j'avais l'intention de l'emprunter ? D'ailleurs, merci aussi de ton intervention... »

Je reviens sur Terre, j’avais presque oublié sa présence, trop concentrée dans mon observation des lieux ! Il me désigne le livre. Je baisse les yeux vers le pavé que je porte encore. Ah oui, c’est vrai, ça se trouve il ne voulait même pas l’emprunter…

« Euh, je sais pas trop, pour moi c’était évident, tu l’avais avec toi, pas à ta table et pas dans la direction des étagères. Donc j’en ai déduit que tu voulais allez le donner à la momie pour l’emprunter. Ouais, de temps en temps j’ai des dons comme ça pour lire dans les pensées des gens ! »

Je laisse échapper un petit rire. N’empêche, c’est vrai, de temps en temps, il y a des trucs que j’arrive à savoir sur les gens sans pour autant qu’ils ne me l’ai dit, j’arrive à ʺlireʺ les gens… Oui je suis très bizarre.

« Et puis pas besoin de me remercier pour mon intervention, c’est normal, j’allais pas te laisser là, au milieu de la bibliothèque, les bras croisés, à rien faire, comme cette bande de demeurés »

J’ajoute, repensant au livre :

« Mais si tu ne veux pas le garder, ce bouquin, j’irais le rendre, t’inquiète pas, ça me fera une occasion d’aller faire chier la petite vieille. »

Je souris. Oh ouais ! Juste pour l’emmerder, foutre la merde dans son antre ! Je décolle mon dos de la porte et me dirige vers son bureau sur lequel je pose le livre. Je retire mon sac de mon épaule et le pose à mes pieds, m’appuyant contre la table.

« Mais en fait… je me disais… » Faites qu’il ne le prenne pas mal, faites que ça ne reparte pas en engueulade ! « Je sais quasiment rien sur toi. C’est quand même le minimum de connaitre ses amis non ? »

Je regrette très vite d’avoir ouvert ma grande gueule. Je ne sais pas pourquoi mais je sens que j’aurais pas dû dire ça. En plus ça se trouve il ne me considère même pas comme une amie. Ah ! Pourquoi je suis si curieuse ! Pourquoi je réfléchis jamais et je lance tout ce qu’il me passe par la tête ! Ça se trouve il ne veut tout simplement pas me parler de sa vie et ça serait son choix. Je pense que mes joues sont en train de s’empourprer. Je fixe mes pieds, me maudissant un peu d’avoir parlé. Aller, avec un peu de chance il va très bien le prendre et je pourrais en savoir un peu plus sur ce gars qui m’intrigue grandement…

« Je propose qu’on reste pas là. Je t’amène où ? On prend tes affaires et on y va. »

« Euh, je sais pas, dehors, non, dans ma chambre. »

Ok, c’est comme il veut ! Il ramasse maladroitement ses affaires qui trainaient sur sa table et les range en vitesse dans son sac. Je garde son bouquin à la main, mon sac sur l’épaule puis nous nous dirigeons vers la sortie. En passant devant le bureau de la momie, je lui crie, bien fort alors qu’elle aurait très bien entendu sans que j’élève la voix, juste pour la faire chier :

« Je vous prends ce bouquin, enfin mon ami le prends parce que perso j’en ai rien à battre. »

Je lui montre vite fait le bouquin mais la flemme de m’arrêter pour qu’elle l’enregistre. J’ouvre la porte de la pièce puis fait signe à Kurt de passer, je claque ensuite la porte derrière moi puis dit à Kurt :

« Je te suis. »

Nous traçons notre chemin à travers les couloirs relativement vides du lycée direction les bâtiments des confréries. Je ne savais pas que Kurt avait sa chambre ici. En fait plus j’y pense, plus je me dis que je ne sais rien sur lui… Je ne sais pas pourquoi il est à Wynwood. Il me semble qu’il m’avait dit avoir quitté l’Angleterre pour venir à WHS mais depuis quelques mois à peine mais pourquoi ? Aucune idée. Je ne sais rien de sa famille, je ne sais même pas s’il en a une. Je ne sais pas comment il s’est retrouvé en fauteuil roulant. Je ne sais rien quoi. En fait, le Kurt que je connais se résume à : 17 ans, Khi, Anglais. Ces quatre pauvres mots. Bon, après, il ne me connait pas plus que je ne le connais…

Nous arrivons dans le bâtiment des Khi. Je n’étais jamais rentrée ici avant. L’ambiance me rappelle un peu celle de la bibliothèque, c’est super silencieux et tout bien rangé de partout, pas comme chez nous, les SM où c’est toujours la foire. Je suis Kurt jusqu’à une pièce que je suppose être sa chambre. Restant sur le pas de la porte, j’hésite un peu à entrer. Pour moi, ma chambre c’est mon petit lieu juste pour moi, là où je peux laisser tomber le masque. Je laisse pas entrer n’importe qui. Ça se limite à mes amis quoi. Je sais pas si pour lui c’est la même chose mais je ressens comme une gêne à rentrer, comme si j’allais entrer dans sa vie privée. Bon, aller, si il voulait pas que je vienne, il me l’aurait dit avant de toute façon ! Je rentre et ferme la porte derrière moi, m’appuyant contre celle-ci, son livre d’histoire dans les bras.

Sa chambre est une chambre relativement normale, peut-être un peu plus spacieuse que les autres chambres, logique vous allez me dire, avec un fauteuil. Tout est bien rangé, bien à sa place. J’ai l’impression de faire un peu tâche donc je reste contre la porte, à observer la pièce, sans un mot.

J’attrape son livre et lui tend.

« Le livre de monsieur est avancé ! »

« Merci. »

Il affiche un grand sourire. C’est fou comme cette rencontre se passe mieux que la première ! Nous nous comprenons beaucoup mieux, comme si l’épisode sur le toit n’avait pas vraiment eu lieu et que nous étions amis depuis toujours. La tension s’est comme envolée, pour ma plus grande joie ! Je savais au fond de moi que ce gars était sympa. Dès la première fois où je l’ai vu, il m’a intrigué. Enfin maintenant j’ai compris, compris que justement je ne devais pas chercher à le comprendre où le changer. Je prends les choses comme elles viennent, sans réfléchir ou me prendre la tête et puis tout se passe bien !

Je rejoins Kurt qui est retourné à sa table et feuillette le livre que je lui ai attrapé. Bon, je vais le laisser bosser. Je prends mon sac qui traînait par terre puis claque des doigts pour attirer l’attention du jeune homme et pointe la sortie en articulant silencieusement « J’y vais » (je ne sais pas s’il sait lire sur les lèvres mais on va dire que oui). Je lui fait un petit signe de la main en au revoir et souris avant de me diriger vers la sortie. Je passe devant cette saleté de bibliothécaire et l’ignore royalement alors que je sens son regard moqueur sur moi. Si elle a le malheur d’ouvrir la bouche, je la balance dans ses étagères un bon coup, elle va apprécier !

Je sors du bâtiment et, une fois dehors, m’allume une clope que je fume, adossée à un mur à côté de la porte d’entrée. Grand soleil aujourd’hui, ça fait du bien ! Un fois ma clope terminée, je rentre dans le bâtiment. Je repasse devant la biblio et entends une voix perchée et un peu paniquée à l’intérieur. Je fronce les sourcils, j’espère qu’il n’est rien arrivé à Kurt ! Curiosité oblige, je pousse les portes et entre pour la seconde fois de la journée dans cette pièce où je n’avais jamais mis les pieds auparavant.

Mon attention est tout de suite captée par un attroupement et la momie en train de gueuler de sa voix perchée (c’était elle) :

« Ecartez-vous ! Ecartez-vous ! »

Je m’approche en poussant tout le monde. J’ai un mauvais présentiment.

« Poussez-vous de là ! »

Je m’approche du centre de l’attroupement. Et merde, Kurt est allongé au sol, un bouquin (le bouquin que j’avais attrapé) à proximité.

« Mais putain laissez-moi passer ! J’ai mon brevet de secouriste ! »

Ce qui est absolument faux, faut-il le préciser ? Je m’approche du jeune homme, laisse tomber mon sac au sol et m’accroupis à côté de lui. Son fauteuil est derrière lui. Il a dû tomber sans pouvoir se relever. Et ces clowns sont pas foutus de l’aider ! Ils restent là à regarder comme des demeurés !

« Kurt ? Ça va ? Je vais t’aider. »

Je passe mes bras sous les siens et le porte jusqu’à son fauteuil. C’est bizarre ça me rappelle quelque chose… Heureusement le fauteuil est un peu moins loin que la dernière fois. Je me poste devant lui et m’adressant à tout le monde, dis :

« Aller, spectacle terminé, vous pouvez tous aller vous rassoir tranquillement et bosser ! Du vent ! »

Ils retournent tous à leur place docilement, bons chiens ! Je me retourne vers mon ami.

« Je propose qu’on reste pas là. Je t’amène où ? »

Tout en parlant, je me baisse pour ramasser mon sac et son livre puis pousse son fauteuil vers la table où se trouvent ses affaires.

« On prend tes affaires et on y va. »

Je ne veux pas être trop autoritaire non plus hein, d’ailleurs mon ton ne l’est pas. S’il veut rester il peut me le dire mais rester ici ne me paraît pas très judicieux. Je sais que l’infirmerie c’est pas trop son truc mais on peut aller faire un tour dehors pour prendre l’air ou alors aller manger un truc, je sais pas trop mais de toute façon, les livres commencent à me monter à la tête. Ce lieu n’est décidément pas fait pour moi !

« Merci d’avoir eu la patience de tout m’expliquer Kurt, vraiment. »

Il relève lentement le regard vers moi, regard que je n’arrive pas à déchiffrer, comme la plupart du temps avec lui. C’est étrange, ses sentiments, ses émotions me sont totalement inaccessibles… Puis un sourire vient illuminer son visage alors qu’encore une fois, je ne m’y attendais pas du tout.

« Ne me remercie pas voyons, c'est tout à fait normal. »

Bah peut-être pour lui mais c’est pas si évident que ça. Beaucoup m’auraient laissée me démerder. Ça les aurait même beaucoup fait rire. Alors je pense que je suis en droit et même en devoir de le remercier. Je remarque qu’il agrandit son sourire d’un air un peu moqueur, mais gentil.

« Je suis content de t'avoir appris un truc. »

Je le fusille du regard, mais gentiment ! Bon j’avoue que là, il marque un point, si ce n’est plus. Je grogne tout bas :

« Gna gna gna… »

Jamais je n’avouerais que quelqu’un est plus fort que moi, même si dans certains cas (comme celui-ci) je sais que c’est vrai… Kurt se remet à travailler, l’air amusé. Je reste à l’observer. De toute façon je n’ai rien de mieux à faire alors hein, autant rester là. Au bout d’un petit moment je lui demande quand même :

« Tu travailles sur quoi ? »

Ça serait quand même relativement intéressant de le savoir si je veux réussir à capter ce sur quoi il est en train de bosser. Il s’arrête d’écrire sans pour autant tourner son visage vers le mien.

« Un exposé à faire sur la dynastie des Romanov. C'est pour le cours d'histoire. Je sais que les cours c'est pas ton truc alors je ne vais pas te demander si c'est un sujet qui te plaît. Moi j'aime bien en tout cas. »

Il fait bien de ne pas me demander parce que je n’ai aucune, mais alors aucune idée de ce que c’est la dynastie des Kouglof ! Il a bien capté le fait que les cours et moi, ça fait deux ou trois ou plus ! Si ça l’intéresse c’est l’important !

« Non mais c’est pas que ça m’intéresse pas, enfin, si j’écoutais un peu plus et… Ouais nan en fait ça m’intéresse pas. Mais je vois très bien pourquoi certaines personnes peuvent aimer ça en tous cas ! »

Après un petit temps de réflexion, je lui demande :

« Surtout dis-moi si tu veux que je te laisse tranquille, je le prendrais pas mal ! »

Là par contre il relève subitement la tête. Ça me soule de pas réussir à trouver pourquoi. Son visage reste vraiment inaccessible, illisible, comme codé dans un autre langage pour moi. Et ça m’intrigue beaucoup.

« Non pas du tout. En fait, je pensais que tu avais juste envie de partir d'ici. Je sais à quel point tu n'aimes pas cet endroit donc je suis juste un peu étonné de te voir encore là. Mais...Tu ne me déranges pas... »

Je souris, soulagée. C’est vrai qu’à la base, j’aurais tendance à fuir ce lieu comme la peste. Mais pas quand je n’ai rien d’autre à faire et que j’ai l’occasion de parler un peu avec quelqu’un que j’apprécie. Kurt se replonge dans son livre, d’histoire donc, et moi, je continue à l’observer, sans dire un mot. Aussi étonnant que ça puisse paraître, je commence même presque à apprécier le silence de ce lieu. Oui, moi, la fille la plus discrète au monde ! Je suis tirée de ma rêverie silencieuse par LA question qui me surprend encore plus que tout ce qu’il s’est passé depuis mon entrée dans ce lieu pas si maudit que ça au final.

« Dis-voir...Tu voudrais bien m'aider ? »

« Attends. Moi ? Je sais pas si je pourrais, je suis pas très calée sur la dynastie des… des truc-machins. Déjà que ranger des livres je suis pas douée alors là… »

Il m’interrompt sans un mot, juste en reculant son fauteuil et en me faisant signe de le suivre, ce que je m’empresse de faire. Je ne voudrais pas me retrouver toute seule ici ! Et puis si je peux vraiment lui être utile ! Je suis flattée là ! Il me guide jusqu’à une de ces multiples étagères et pointe un bouquin :

« Tu voudrais bien me l'attraper s'il te plaît ? »

Le bouquin se trouve sur une planche au-dessus de ma tête. Tu m’étonnes qu’il ne puisse pas l’attraper ! Retour du manque totale de logique et de praticité des bibliothèques !

« Oh, euh oui ! Bien sûr ! »

Je me hisse sur la pointe des pieds et tire le dit-livre (enfin je suppose que c’est lui puisqu’il est inscrit sur la reliure ʺLes Romanov : Une dynastie sous le règne du sangʺ) en essayant de ne pas amener avec lui les bouquins justes à côté. Je me passerais de faire tomber à nouveau toute une étagère pour devoir tout re-ranger ! J’ai eu ma dose ! Mission réussie ! Je tends le livre à Kurt avec un sourire.

« Le livre de monsieur est avancé ! »

« Euh Kurt, j’ai un petit problème. J’ai tout bien rangé sauf ça. Il y a pas d’auteur et j’ai eu beau utiliser ma pauvre petite cervelle et avoir fait le tour de la pièce deux-trois fois, j’ai pas trouvé. »

Il met un petit moment à relever la tête vers moi. D’ailleurs, au début, je pense même qu’il ne m’a pas entendue et m’apprête à répéter. Puis son regard se désancre des pages de son cahier pour se poser sur le pavé que je tiens puis remonter vers mon visage. Il me regarde d’un air… surpris ? Il cligne des yeux plusieurs fois comme si je venais de le réveiller. C’est si passionnant que ça ce qu’il est en train de faire ? Au bout d’un moment qui me paraît quand même très long, il répond :

« Oh...Euh...Tiens regarde ! Tu vois tous ces livres à la reliure identique ? Ils portent des numéros pour les ranger dans l'ordre, c'est toute une édition d'encyclopédies triées par thème. T'as juste à ranger selon le numéro. »

Je me retourne vers l’étagère qu’il m’indique, juste derrière lui, puis, apercevant les dites encyclopédies, souris.

« Ah oui ! »

Toute contente d’enfin me débarrasser de ce dernier bouquin, je suis prête à sautiller jusqu’à la place où il se range mais je me retiens et vais caler l’encyclopédie 3 entre la 2 et la 4. Je me recule de quelques pas et admire mon beau travail. Ça peut paraitre débile mais je suis plutôt fière de moi là ! Je regarde ma montre. QUOI ? Je suis déjà là depuis presque une heure ! Bon je vais faire quoi maintenant ? J’ai rien de prévu. D’abord, le plus important je pense, remercier Kurt. Puis j’aimerais bien discuter un peu avec lui. Enfin, s’il a besoin de bosser tant pis mais j’aimerais bien quand même.

Je retourne donc vers sa table et, en essayant de ne pas faire de bruit pour ne pas le déranger, tire la chaise en face de lui et m’assois, posant mon sac à mes pieds.

« Merci d’avoir eu la patience de tout m’expliquer Kurt, vraiment. »

J’hésite à ajouter ʺparce que sinon je pense que je serais toujours avec mon énorme pile dans les bras en train de tourner indéfiniment dans ce labyrinthe bizarreʺ mais je passerais encore plus pour une écervelée. Je veux bien ne pas trop réfléchir de temps en temps, je ne suis pas une EI non plus ! Je pose mes coudes sur la table et ma tête sur mes poings puis regarde son cahier, essayant de lire à l’envers. N’y arrivant pas, je finis par lui demander.

« Tu travailles sur quoi ? »

Puis, réfléchissant un peu, je me dis qu’il a peut-être envie que je dégage et que je le laisse bosser ! Vu comme il avait l’air absorbé tout à l’heure. Je m’empresse donc d’ajouter :

« Surtout dis-moi si tu veux que je te laisse tranquille, je le prendrais pas mal ! »

« Je suis désolée, je suis pas très douée en bibliothèque. Enfin je pense que tu t’en es rendu compte ! Si t’as autre chose à faire, vas-y, je pourrais me débrouiller. »

« Bah, on ne peut pas tout réussir la première fois. Si jamais t'as un souci, n'hésite pas à me le dire. »

« T’inquiète ! Enfin de toute façon je pense que j’ai compris maintenant ! »

Je récupère les livres que Kurt avait ramassés puis me retrouve donc toute seule dans les rayonnages hostiles. Bon, je vais bien appliquer tout ce qu’il m’a dit comme une grande fille et puis comme ça j’aurais plus jamais à remettre les pieds ici ! Livre suivant, auteur, lettre, titre, lettre, rangé ! Et on recommence ! Livre, auteur, lettre, titre, lettre. En fait c’est pas si dur que ça une fois qu’on a compris ! J’irais pas jusqu’à dire que c’est amusant, j’ai quand même une réputation à tenir puis c’est pas ce qu’il y a de plus passionnant au monde, mais bon, ça passe encore. J’avance lentement mais sûrement.

Je suis presque à la moitié de cette fichue pile quand… Et mince ! C’est quoi ce gros bouquin ? En plus il pèse son poids ! Catastrophe ! Une encyclopédie ! Il y a pas d’auteur pour cette pourriture. Ohlala ! Je mets ça où moi ? Bon tant pis, en attendant de trouver LA solution, je passe le pavé en dessous de la pile et entreprends de ranger les autres romans comme je sais si bien le faire maintenant.

Je range je range. Je dois être là depuis déjà trois jours, c’est fou ce que c’est long ! Je comprends pourquoi la vieille momie de l’entrée est toute craquelée de partout ! En plus comme ici est un milieu hostile pour moi, je me perds dans les allées, je passe dix fois devant une étagère avant de me rendre compte que c’est celle que je cherche désespérément ect. En même temps, vous m’imaginez, moi, Elena Willows dans une bibliothèque ? C’est déjà un exploit que je ne sois pas morte, tuée par je ne sais quel lutin maléfique se cachant dans je ne sais quel livre, entre deux pages ou même simplement par la momie de l’entrée, ou alors par tous ces élèves bizarres qui sont programmés pour lancer un gros CHUUUUUT dès que tu fais un bruit alors qu’ils font plus de bruit avec leur fichu CHUUUUUT que toi quand tu parles pseudo-fort. C’est vraiment bizarre une bibliothèque. Trop de livres, trop de savoir en une seule pièce. Non, décidemment c’est pas une pièce faite pour moi !

J’ai enfin fini de ranger tous les livres ! Victoire ! Tous ? Ah non en fait, il me reste toujours cette encyclopédie… Je n’ai aucune, mais alors aucune idée d’où la coller. En plus si je vais demander à Kurt, il va vraiment penser que je suis conne (si c’est pas déjà le cas). Non mais c’est vrai quoi, c’est quand même un peu ridicule de ne pas savoir comment fonctionne le système de rangement d'une bibliothèque. Je me fais honte de temps en temps. Je sais même pas comment Kurt a pu avoir la patience de m’expliquer et la gentillesse et… Ohlala ! Et en plus je ne l’ai même pas remercié ! Mais quelle cruche je suis ! Je mérite des baffes ! Ça se trouve maintenant il est parti en plus ! Oh, et moi je suis pas fichue d’être un peu gentille alors que déjà… ouais non, ne parlons pas de notre première rencontre semi-foireuse. Bon, je fais quoi ? Là je suis plantée au milieu d’une allée et je regarde à droite à gauche, cherchant une solution. Je décide d’abord de parcourir tous les rayons mais après avoir fait le tour deux fois, toujours aucune illumination. Kuuuuuuurt ?

Au début je pense crier son nom bien fort, un truc du genre ʺKurt ? Je sais pas où ce range un bouquin, tu peux venir à mon secours ?ʺ pour déranger tout le monde mais en fait, ça me foutrais bien la honte et à lui aussi. A la rigueur, la honte je m’en fiche mais je vais pas faire ça à un ami… enfin moi je le considère comme un ami en tous cas. Bref, je me dirige vers les tables où j’ai vu des gens travailler et je ne tarde pas à trouver Kurt. Je m’approche le plus discrètement possible puis lui dit, en essayant de ne pas gueuler (même si l’envie me tiraille) :

« Euh Kurt, j’ai un petit problème. J’ai tout bien rangé sauf ça. » Je lui désigne l’encyclopédie « Il y a pas d’auteur et j’ai eu beau utiliser ma pauvre petite cervelle et avoir fait le tour de la pièce deux-trois fois, j’ai pas trouvé. »

« Bah non ! C’est pas le genre d’endroit où je vais tous les jours moi ! Je comprends rien à la logique de ces endroits. Pourquoi on a pas le droit de parler fort ? Ça n’abimera pas les livres ! Et puis pourquoi ne pas mettre les bouquins au pif sur les étagères ? Ça serait soixante fois plus pratique ! Je comprends rien… »

« C'est pourtant évident...Si on parle fort, on dérange ceux qui bossent, c'est comme en cours. Si on remettait les bouquins n'importe comment, ce serait vraiment chiant pour trouver pile celui qu'on veut. »

Mouais, c’est vrai qu’il y a peut-être une certaine logique là-dedans… Je suis pas encore très convaincue… Kurt m’explique comment on fait pour ranger ces satanés bouquins puis, suivant ses instructions du mieux que je peux, je m’applique à ranger le premier livre correctement. Mais attention, encore une complication qui débarque (comme s’il n’y en avait pas déjà assez !).

« C'est ça mais comme tu t'en doute, il y a plusieurs auteurs qui commencent par R donc tu regardes la lettre suivante dans le nom pour savoir où le placer. Si tu tombes sur des livres ayant le même auteur, tu n'as plus qu'à les classer par titre du livre. »

« Booon ! Alors, non de l’auteur : Roth. (Qui c’est celui-là ? Jamais entendu parler !) Deuxième lettre : O. Le titre du bouquin commence par un N. Donc… »
Tout en parlant, je suis les reliures bien alignées du doigt pour ne pas me perdre dans mon intense réflexion. J’écarte deux livres de cet auteur absolument inconnu et place le livre sur l’étagère.
« …ici ! »

Là je suis super fière de moi ! Puis voyant la tête, un peu désespérée de Kurt, je lui explique ce que je fabrique là. Sauf que boulette comme je suis, après avoir fini d’expliquer, je laisse tomber la moitié de la pile de livres qui viennent se fracasser par terre dans un vacarme abominable. Oh non ! Pitié ! Faites que la ptite vieille à lunettes n’ai rien entendu ! Je rouvre les yeux que j’avais fermés inconsciemment puis m’agenouille et entreprend de tout ramasser. C’est tellement peu pratique et encombrant ces trucs ! Je m’apprête à ramasser un autre livre juste devant moi quand un main, plus rapide que moi, me le pique sous le nez. Je relève les yeux pour voir Kurt, une petite pile de livre déjà sur les genoux.

« Oh mais non ! Te casses pas la tête à les ramasser ! Je vais le faire ! »

« Je vais t'aider à les remettre en place. »

« Mais non je te dis ! Maintenant que je sais comment faire je vais me débrouiller ! »

Bon en même temps, je suis plutôt contente qu’il me propose son aide parce que vu comment j’ai commencé, toute seule j’en aurais eu pour des heures, ou même des jours ! Mais Kurt se dirige déjà vers une étagère.

« Hey attend moi ! »

En deux secondes, il a déjà trouvé où va le livre et me pointe l’Etagère avec un grand E enfin non parce que la lettre affichée est un H mais c’est l’Etagère quoi, enfin... Ouais bon vous avez compris. Je prends le livre qu’il me tend. Alors Victor Hugo donc H en effet. Deuxième lettre, U donc ici. Titre, L’Homme qui rit… Je range ça à L ou à H ? Punaise j’en sais rien ! J’essaye de chercher la chose la plus logique. On compte les déterminants ou pas ? Je sais paaaaaas. Hésitante, j’approche le livre des L et me retourne vers Kurt, chercher un regard approbateur… ou le contraire. Bon d’accord donc direction les H dans les Hu. Ouaaah ! J’ai l’impression de parler une langue bizarre ! En plus je vais à deux à l’heure, il faut vraiment que j’active !

« Je suis désolée, je suis pas très douée en bibliothèque. Enfin je pense que tu t’en es rendu compte ! Si t’as autre chose à faire, vas-y, je pourrais me débrouiller. »

Tout en parlant, je me dirige vers une nouvelle étagère. Prochain livre, de John Steinbeck, Of Mice and Men. Bon alors étagère S, deuxième lettre T, auteur trouvé! Première lettre du bouquin, O. Mais on ne compte pas, donc M, j’ai faillis me faire avoir ! Voilà, ici ! Hey mais c’est que je commence à comprendre ! Même si je dois tout me re réciter dans ma tête pour ranger le moindre petit bouquin, au moins j’y arrive !