La clé du mystère | Grace & Jude

J’écoute Grace avec attention. Je suis curieux de savoir qui sont ses amis ou bien si elle connait certains des miens. Je sais qu’elle traîne avec Seyton mais je n’ai pas vraiment envie de l’entendre à nouveau. Ni même de la voir. C’est une rivalité stupide mais persistante. Je pense qu’elle ne s’effacera jamais. Alors je préfère éviter de penser qu’elle peut apprécier un de mes ennemis. Je préfère même complètement effacer ce détail de ma mémoire. Le cacher dans un coin et tenter de vivre sans. Tenter.
Grace me parle alors d’une certaine Charlie. Abréviation de Charlotte ? Je ne la connais pas. Puis une dénommée Brooke. Elle non plus je n’ai jamais entendu parler d’elle. Elles ont toutes eu un lien dans le passé avec l’Angleterre. Mon adorable brunette séductrice et calculatrice a donc des amies ! Des filles. Ce sont les premiers noms qui lui sont venus à l’esprit et donc les plus importants… Non ? Mais aussitôt Grace vient contredire ma supposition. Elle a beaucoup plus de garçons dans sa vie. J’avale ma salive. Évidemment. Je l’imagine bien passé du temps avec des filles sans pour autant prendre plaisir à leurs conversations futiles puis rejoindre un groupe de garçons en prenant part à la discussion tout en flirtant avec eux. Juste par des regards des gestes… Elle a un meilleur ami garçon. Elle a, si je comprends bien, un ex dans les parages et puis des tas d’autres mecs dont je ne connais pas forcément le nom. Tout ça me met mal à l’aise. En fait, je ne sais absolument ce que je suis pour elle. Et je ne saurais définir ce qu’elle représente à mes yeux. Elle n’est pas un trophée que j’exposerai. Plutôt l’inverse, une sorte de bien précieux que j’ai envie de garder pour moi. Nous avons l’air différents sur certains points de vues et tellement identiques sur l’autres. Grace doit être une fille populaire. Moi, on me déteste, on m’aime ou on ne me connait pas. Je suis un inconnu pour la plupart des lycéens et j’essaye de le rester. C’est tellement plus simple de les observer ainsi !

La demoiselle finit son verre tandis que je joue à faire tourner le mien que j’ai vidé un peu plus tôt. Mes yeux se posent dans les yeux et je n’ose rien dire. Elle est magnifique. Elle m’intrigue toujours autant. Elle m’attire. Elle m’a manquée. Je m’en rends compte maintenant que je retrouve sa présence. En une soirée, elle a su se faire indispensable à ma vie. Puis complètement détestable… Mais dans le fond j’ai toujours voulu la revoir. Simplement pour savoir si tout serait aussi magique. Être assis là, à boire un verre… C’est bien trop naturel. Trop simple. Pas assez nous. J’ai envie de l’emporter je ne sais où. J’ai envie de l’embrasser… Mais aussi de rester poser à simplement l’observer. Je veux la connaître tout en gardant cette part de mystère. En fait, j’ai peur qu’en en apprenant plus sur l’autre, nous nous sentions trop différents. Je réfléchis trop. Je ne suis pas un homme d’action. C’est ça mon problème ! Sinon, je lui aurais depuis longtemps parlé ! Je lui aurais fait des tas de trucs… Mais moi, il faut toujours que je pense à ce qui résultera de nos actions. Comme pour tout planifier. Pour me protéger sans doute… « Je ne connais pas les personnes que tu as mentionné… Je les ai sans doute vues mais je ne leur ai jamais parlé… On a beaucoup d’amis différents à ce que je vois. Je ne sais pas si c’est une bonne chose…» Simple constatation fait sur un ton monocorde, presque froid. Je n’aime pas cette situation. J’ai l’impression d’être bloqué. Comme si je ne pouvais pas être vraiment moi. « Ça serait mal si soudainement je déciderai de me foutre de nos amis communs ou non pour t’embarquer ailleurs ? » Mes lèvres s’étirent à peine sur le côté. Je me suis rapproché lentement de la jeune femme en me penchant sur la table. Nos regards sont accrochés l’un à l’autre depuis un bout de temps et je ne la lâche pas. Je ne serais pas le premier. « Là où nous pourrions être vraiment nous… Là où nous serions seuls… À part. Sans oreille indiscrète, ni de bonnes conduites à respecter… » Je n’ai pas d’idée de lieu en particulier. J’espère que l’idée lui plaira et qu’elle lui fera penser à un endroit. Je vais sans doute recevoir un gros vent. Mais pourquoi ne pas essayer.

Nous continuons la conversation. Grace m’apprend qu’elle serait du genre à s’isoler dans un endroit perdu du monde. J’aurais sans doute dit la même chose. Arrêter d’être entouré de millions de personnes. Être simplement dans un endroit calme. Écouter le silence. Respirer l’air pur. Vivre au rythme du soleil. Quand la brunette me demande si je vois de quoi elle parle, j’hoche la tête de haut en bas. Évidement que je vois le genre !
« Je pense que le plus important n'est pas le lieux où l'on décide d'aller, mais plutôt les personnes avec qui on y va. » La plupart de gens qui connaissent Grace que superficiellement ne comprendrait pas cette phrase un peu philosophique. Je ne sais pas si c’est une invitation. J’aimerai que ce soit le cas. Je n’ose pas lui dire clairement ce genre de désir qui sommeille en moi. Je souhaiterai la connaitre un peu plus. Beaucoup plus. Je garde mes yeux posés sur son visage. Je l’admire. Je bois ses mots. Je l’imagine à mes côtés. Je ne pense pas que ce soit réalisable. En vérité, je pense que dans peu de temps nous parviendrons à tout ruiner une nouvelle fois. Puis à tout arranger. Et ainsi de suite. Je pense que c’est ainsi que notre histoire se résumera. Nous sommes trop pareils. Je ne sais pas si c’est une si bonne chose.

Je finis ma bière quand elle me demande si je suis proche de lycéen de Wynwood. Autre que ma sœur. Ça me fait sourire. C’est vrai que je peux passer pour un mec solitaire. Et pourtant ! « J’ai trois meilleurs amis. Duncan, un fêtard plutôt beau gosses, joueur dans l’équipe de foot. C’est difficile de nous imaginer ensemble et pourtant ! Il y a Angie, je suis le parrain de son fils. Et Cassie… La plus folle de tous ! On se comprend sans parler. » Je m’arrête. Ça peut peut-être paraître bizarre que je dise ça d’une simple amie. Mais Cassie et moi c’est tout une histoire. Je suis aussi proche de chacun du groupe mais avec Cassie c’est un peu différent. Elle est capable de m’embrasser en public, de se faire passer pour ma sœur, de jouer au strip-poker avec moi… On a vécu beaucoup d’aventures ensemble. Je pense que ça peut être difficile à comprendre pour de nombreuses personnes. Mais il n’y a rien entre nous. C’est totalement platonique.« Voilà. Tu connais mes trois meilleurs amis… Pourquoi cette question ? » Pour faire la conversation… Pourquoi je pose cette question. C’est stupide ! « Enfin… Je veux dire… Et toi ? T’as des personnes ? Tu manges avec qui au self ? »C'est dans la cafétéria qu'on voit les différents groupes. Qui est avec qui. Les populaires, les pom pom girls, les excentriques... Moi je suis à ma place habituelle dans un coin.

J’aurais été quelqu’un de très expressif, j’aurais rigolé lorsque Grace me demande si j’ai été focalisé sur l’expression de ses yeux lors de notre rencontre. Ce n’était qu’un exemple. Dans son cas, j’ai plus été rivé sur la partie immergée de l’iceberg. Savoir ce qu’elle cache de sa personnalité avant de regarder ce qu’elle montre à tous. Ce ne sont pas spécialement ses yeux que j’ai fixé même si leurs mystères m’ont longtemps attirés. Ces deux pupilles vertes. Avant d’avoir le temps de rectifier, Grace confirme qu’il lui est déjà arrivé la même chose. Je suis quelque peu soulagé. Je n’ai pas la moindre envie de m’expliquer en long et en large sur ce sujet. C’est bien trop complexe. Par chance, cette brunette est comme moi. Une observatrice dans l’âme. Pas étonnant qu’elle se soit déjà fait avoir. À force de vouloir aller plus loin on finit par creuser sans savoir le terrain où on a commencé.

« Tu as une idée d'où tu voudrais aller? » Cette question n’a pas l’air sans intérêt. Enfin, à première vue elle est tout à fait anodine. Ce que tout le monde demanderait dans une conversation normale. Mais j’ai l’impression qu’il y a autre chose. Ou bien c’est mon esprit tordu qui imagine ça. Comme si Grace voudrait que je reste ! C’est complètement insensé, nous n’avons vécu qu’une soirée ensemble. Une magnifique et inoubliable soirée. Mais pas plus de 24 heures. Donc… Elle n’est pas en train de me demander de rester un peu plus. Je me fais des idées ! Je laisse mes désirs dépasser mon sens de la réalité. Je dérape. Si je pouvais le faire sans que ça ne choque, je me donnerai une petite baffe pour me remettre dans le droit chemin. Du coup, j’opte pour le réveil mental. Un bon gros cri intérieur puis effacer mes dernières pensées pour revenir aux choses sérieuses. Partir. Un endroit. Quand. « En fait, je ne sais pas encore… Je vais finir mes années à l’université et je verrais après. J’improviserai. J’ai encore du temps ! Qui sait, si ça s’trouve le seul boulot que je trouverai sera en Alaska ou bien ici… Donc c’est trop tôt pour programmer ça. » C’est vrai ! Qui peut dire ce que l’avenir lui réserve ? Peut-être qu’après un imprévu, je serais obligé de rester ici toute ma vie. Ou bien je serais un grand voyageur. Ou même un père de famille dans la banlieue de Los Angeles. Je ne sais pas ce qu’il va se passer. Je rêve de mettre les voiles mais n’y suis pas encore prêt. J’avais l’opportunité de faire ma rentrée dans la plus grande université de Boston. Et je n’ai pas réussi à partir. Parce qu’ici il y a ma sœur. Parce que je peux la protéger des parents… Alors, peut-être que je trouverai quelque chose pour me faire rester encore plus longtemps… Ou bien au contraire, je suivrais quelqu’un à l’autre bout de la planète.
Je bois une nouvelle fois ma bière. Je la vide rapidement. « Sinon… Si j’avais le choix… Je ne sais pas où j’irais. Si par exemple, on te propose de t’offrir n’importe quel billet d’avion. Tu choisirais quelle destination ? » Je ne sais pas du tout pourquoi je pose cette question. Peut-être pour avoir une idée en tête. Peut-être pour la surprendre un jour ou l’autre… Ou pour connaître ses envies, ses aventures rêvées..

Spoiler:

Londres. Elle est de Londres. L’Angleterre, la pluie, le ciel gris, le thé, la gelée… Comment ai-je pu passer à côté de ça ? Grace a exagéré son accent, ça me fait légèrement sourire. Enfin, un peu plus qu’avant. Je dois vraiment avoir une tête de con ! Pour effacer ça, je mouille mes lèvres d’un peu d’alcool. Voir beaucoup… On n’en a jamais assez ! La brunette me fait immédiatement remarqué que ça ne me ressemble pas de passer à côté de ce genre de chose. J’avoue que c’est plutôt troublant. Je me pose moi-même la question. Par la même occasion, j’ai la réponse à ce que je voulais lui demander dans les minutes à venir. Voilà trois années qu’elle est en Floride. Un accent, ça se perd vite. C’est donc compréhensible que je n’ai rien remarqué… Quoi ? Moi, vouloir me trouver une excuse ? Mais pas du tout ! Voyons je ne suis pas comme ça… Un peu quand même. Mais ne répétez rien !

« Et toi? Tu es né dans les fichus marécages de la Floride ou pas? » « J’ai été créé ici, je suis né ici, j’ai grandi ici, j’ai appris à marcher ici… Mais j’espère que je ne finirais pas ma vie ici ! Ne serait-ce pour éviter tous les orages du mois d’août, les canicules, les ouragans, les affreux chaleurs. Et puis… Soyons honnêtes, c’est la ville des retraités de toutes l’Amérique ! Mais… C’est vrai que les marécages sont beaucoup plus cool que Miami. On peut s’inventer une vie d’aventurier pendant tout une après-midi ! » Je souris et joue un instant avec mon verre. Me livrer, ça ne fait pas partie de mes passe-temps favoris mais il faut croire qu’il y a un début à tout ! Et je sais que dans le fond, ça ne peut pas me faire de mal. Pas avec Grace… Plus maintenant. Désormais notre conflit est passé. Et c’est sans doute en en sachant le plus sur l’autre qu’on pourra construire quelque chose. Une histoire… Une aventure… Un truc quoi ! « Tu as devant toi, le plus jeune Indiana Jones. J’étais complètement fan à 11 ans… Mais surtout ne le répète pas ! » Je lui lance un petit clin d’œil avant de boire une nouvelle gorgée. Il y a un instant de silence et je repense à sa façon de parler. Son accent… Je l’imagine enfant. Qui était son héros ? Les anglais doivent avoir des figures eux aussi… Je n’y connais rien. « Ça t’ai déjà arrivé d’être tellement focalisé sur quelque chose que tu ne remarques pas le plus flagrant ? Tu es tellement concentré sur les micro-expressions du regard de la personne que tu ne vois même pas la grosse tâche rouge qu’elle a sur le nez et qui en fait simplement un clown… Je pense que c’est ce qui s’est passé pour ton accent… Et je ne dis pas ça parce que je me sens obligé d’avoir une excuse… Pas du tout ! » Petit air angélique.

Nous trinquons. L’espace d’un instant je reviens sur tout ce qu’elle a dit. D’abord sa commande en français tout à l’heure. Je n’ai rien dit mais j’ai eu l’irrésistible envie de continuer dans cette langue. Je ne la maitrise pas parfaitement comme l’italien, mais disons que j’y arrive un peu mieux qu’en espagnol ou japonais. J’ai commencé à les apprendre très jeune grâce au personnel de la maison. J’allais toujours en cachette faire quelques activités avec eux. Venant de tous les pays, j’en ai appris pas mal ! Il y a eu Jean le cuisiner français, Sakura la femme de ménage, Enrique le jardinier et Anabella… La plus belle, la plus douce des mères. En fait, c’était une seconde femme de ménage qui s’est chargée de nous éduquer, moi et les jumeaux. Je suis plus proche d’elle que de mes parents. Je connais sa vie, ce qu’elle aime, ce qu’elle rêve de faire. J’ai passé pas mal de temps assez sur la machine à laver en train de la regarder recoudre mes pantalons. De bons moments qui font de mon enfance quelque chose de moins monocorde. Elle a donné un sens à ma vie et m’a permis de grandir. Ça a été dur de la quitter mais j’ai toujours son numéro. Alors je garde contact et travaille ainsi mon italien. Posso dire che non è sempre facile ! Bref. J’ai remarqué enfin quelque chose dans la voix de Grace qui ne m’avait pas choqué jusque-là. Elle a un accent. Un infime petit truc qui lui a fait prononcer les mots d’une manière différent. Je ne sais pas comment j’ai pu passer à côté de ça. Sans doute sa beauté qui m’a subjugué ou bien la colère qui m’empêcher d’écouter ses mots… Mais voilà, maintenant sa résonne à mes oreilles très clairement. Il va falloir que j’approfondisse ça !
Je note tout ce qu’elle me dit concernant son avenir. C’est étrange de dire ça mais elle me fait penser à ma sœur. Marissa, comme Grace, veut se lancer dans un métier qui a un sens. Que ce soit pour aider les autres ou pour avancer la technologie. Je me souviens que ma sœur avait fini par se voir dans le rôle d’une assistante sociale. Puiser dans ce qu’elle a vécu pour éviter que ça se reproduise à d’autres. Grace elle, a vécu la maladie de son cousin et souhaiterait éviter ça. Comme une revanche sur le passé. Je suis étonné de découvrir ça venant de ma brunette. Étonné en bien.
Nous trinquons, donc. Je lui souris en retour à son regard en disant long. Elle semble ne pas pouvoir s’en empêcher. Je ne peux définitivement pas la mettre dans le même sac que ma petite sœur. Même si elles aiment toutes les deux l’art et tout ça… Grace est plus… Comment dire ? Moins réservé. Disons qu’elle a sans doute plus d’expérience. Elle sait montrer ce qu’elle veut sans avoir besoin de le dire. C’est plutôt plaisant dans le fond d’être face à quelqu’un sûr de lui.

« Dans tous les cas, j'aimerais bien rester à Miami. Je ne suis pas venue là par hasard... Enfin c'est une longue histoire... » J’hausse un sourcil, boit une gorgée du liquide frai puis repose mon verre sur la table. Des petites gouttes de condensation coulent le long de la paroi transparente. Sa phrase m’intrigue. Grace s’est ravisée comme si le sujet était sensible. Je ne veux pas la braquer. Pourtant je saisis l’opportunité pour lui demander : « Tu étais où avant d’arriver à Miami ? On peut facilement voir quand quelqu’un est né dans les fichus marécages de la Floride. Et ce n’est pas ton cas.» Je n’ose pas trop insister. Lui demander depuis combien de temps elle est ici, pourquoi etc… Mais je préfère ne poser qu’une question à la fois. Histoire de ne pas l’effrayer et pour ne pas ressembler non plus à un flic lors d’un interrogatoire. Je ne veux pas qu’elle se sente soudainement mal à l’aise. Donc j’y vais doucement, je plaisante même avec ma deuxième phrase. Je parle avec un sourire sur les lèvres. Ce qui me donne sans doute un air d’imbécile heureux et une voix joyeuse. Enfin, pas trop non plus ! Le contraste aurait été trop surprenant… Et donc inquiétant. Non, je garde toujours ma part de réserve tout en laissant transparaître un peu de bonne humeur.
Les marécages. C’est ce qui définit le mieux la Floride ! Oui, Miami est une ville magnifique, avec de grands immeubles en verre et des plages au sable blanc. Mais tant qu’on a pas fait un tour en bateau dans les marécages… On n’est pas un vrai gars d’ici ! Même si les touristes le font souvent… Moi je parle d’un vrai tour en bateau. Regarder la capture d’un reptile qui plait beaucoup plus aux femmes quand il forme leurs sacs à main ! Et à ce moment-là, la prendre dans ses bras pour la réconforter et lui souffler qu’elle n’a pas peur. Parce que vous êtes censé la protéger… Ça marche bien ! Même si on sait tous que s’il y a une attaque, l’homme balancera la fille avant de faire diversion pour partir ! Question de réflexe de survie… La galanterie n’existe pas dans ces moments-là. Et l’héroïsme est surfait !

Elle passe donc en dernière année. C’est-à-dire, un an de moins que moi. A moins qu’elle ait redoublé, mais j’en doute. Je suis curieux de savoir quel genre d’élève elle est en classe et même quelles sont ses activités extrascolaires. Le sujet est vite classé et Grace me demande ce que je veux faire plus tard. C’est une bonne question ! « Je vais en sciences politiques… Tous mes amis me voient très bien dans ce domaine. Il faut croire que j’ai ça dans le sang ! » Une histoire de famille. Mon grand-père était le sénateur de la Floride pendant de longues années. Ma mère, sa fille, est entrée très rapidement dans le milieu. Chez nous, les repas de famille ont souvent virés en grandes discussions sur l’avenir du pays, sur l’économie, sur les choix à faire. Me lancer dans cette branche serait un affront direct à mon père qui voulait que je sois le repreneur de l’entreprise familiale. Je n’étais même pas né qu’il prévoyait déjà le jour où il me ferait signer les papiers. Dommage pour lui ! Tout ce qui le touche de près ou de loin ne peuvent pas me toucher également.
Nous arrivons alors au bar. Je m’assois en terrasse. C’est tout de même plus agréable. Il y a un léger vent qui nous vient de l’océan mais également ce soleil qui nous tape au travers des parasols. Finalement on devrait peut-être aller à l’intérieur pour profiter de la climatisation. Les terrasses à Miami, on en profite réellement lorsqu’il fait nuit ! Je me ravise donc et entraine Grace jusqu’à une petite table à l’intérieur. Pour reprendre la discussion, je reviens sur un sujet qu’elle avait lancé un peu plus tôt. « Je bosse en effet. Dans un bar 5 soirs par semaine et au zoo le week-end. A la base, c’était du bénévolat pour une association. Mais j’étais volontaire et déterminé, je restais plus d’un heure… Du coup, j’ai joué sur ce point pour qu’il me prenne comme employé. J’ai fait à peu près que ça de mes vacances. Avec les révisions. Je connais tout le programme qui m’attend et l’ai approfondi au maximum pour ne pas être largué. » Je suis assez fier de moi. J’ai passé beaucoup de temps à lire des tas de bouquin. Bon j’ai aussi rendu visite au petit Joshua qui a à peine un mois et qui est le plus mignon de tous les bébés ! Et je ne dis pas ça parce que je suis le parrain ! J’ai également été rendre visite au grand Joshua, mon frère. New-York est une ville trop rapide pour moi ! Je n’ai même pas le temps de jeter mon regard sur une cible, qu’elle a déjà disparu. Mon frère évolue bien dans ce milieu, je ne l’ai jamais vu aussi heureux. J’ai aussi tout fait pour voir Marissa sourire même si son projet de partir au pôle Nord est tombé à l’eau. En même temps, je n’aurais pu y aller. Pas avec un nouveau-né sur les bras et une amie récemment sortie du coma. Ça aurait été égoïste et inconscient. Et puis comme ça… Je pourrais être plus serein à la rentrer. « Tu veux boire quoi ? » Je lui demande ça avec un sourire alors que le serveur s’approche de nous. Je la laisse choisir en première et prend une simple bière. Ça me rafraichira sans m’abrutir. « Bon… Et toi ? Tu comptes faire quoi après cette dernière année d’internat ? Tu vises Yale ? Harvard ? » J’aurais adoré aller dans une université prestigieuse. Et je sais que c’est un frein pour mon avenir de rester à Miami. La réputation n’est pas la même et les perspectives d’avenir non plus. Seulement, je ne pouvais pas abandonner ma petite sœur ici. Pas avec mon père dans les parages. Marissa ne devait absolument pas retourner à la maison à cause de la solitude. Si je m’éloignais un peu d’elle… J’ai peur d’imaginer ce qui pourrait se passer. Je sais que c’est une grande fille qui peut faire ses propres choix elle-même. Je sais très bien qu’elle est forte pour résister et combattre n’importe quel obstacle. Mais ça reste ma petite sœur. C’est cette fille en panique qui vient me dire qu’elle saigne et qu’elle ne sait pas quoi faire car personne dans la famille ne lui a expliqué ce que sont les règles. C’est cette fille qui venait dans mon lit après avoir fait un cauchemar. C’est devant son lit que je restais quand elle avait de la fièvre. C’est comme si ma seule raison d’exister était de veiller sur elle. Et sur son jumeau. Joshua est un garçon, je sais qu’il peut se débrouiller. En fait, j’ai toujours été là pour eux. Je ne veux pas les quitter. Pas avant d’être sûr qu’ils sont sur la bonne voie. Mon frère vit son rêve et Marissa… Pas encore. Alors c’est pour ça que je reste coincé en Floride. Dans ce coin encerclé de marécages et d’eau.
Le serveur revient rapidement nous déposer nos boissons sur la table. Je prends mon verre afin de le monter vers le ciel. « Santé ! » J'espère que Grace va me parler un peu plus d'elle. Car comme la première fois, j'ai l'impression de tout dire. Alors qu'elle reste dans la retenue avec de courtes phrases. Je ne le supporterai pas. Une fois mais pas deux. Parce que ça voudrait dire qu'elle sera toujours ainsi. Et ça... Ça, ce n'est pas possible.

Et elle en est totalement fière de son sac ! Je la regarde, un sourcil haussé. Les filles est les sacs… Et les chaussures aussi… Et les robes… Vêtements en général, maquillage, parfums, accessoires. Elles font beaucoup de choses qui me laisseront perplexe. J’ai déjà eu une bouteille de parfum en cadeau un jour… C’était plutôt étrange mais finalement j’ai adopté l’idée. Même si généralement j’oublie d’en mettre. Je sors de la douche et je m’habille. C’est tout. Mes cheveux ne sont pas coiffés d’une manière réfléchie et mes vêtements sont pris au hasard. Il n’y a rien de vraiment calculé chez moi, comme chez beaucoup d’autres garçons. C’est ce qui fait une bonne différence entre les deux sexes. Bon, il y a des différences mais… On ne va pas s’en préoccuper aujourd’hui. Une fille calcule tout jusqu’au moindre détail, comme la couleur de son vernis ou les boucles d’oreilles adéquates. Et quand elle vous demande un conseil… Tu ne peux pas être contre, ni pour. Car dans tous les cas, elle prendra ton conseil de la mauvaise façon. Faire les boutiques avec une fille ? Plus jamais. Vraiment. Un cauchemar. Une torture. J’ai dû déconnecter mon cerveau pour pouvoir survivre. J’en suis ressorti vivant, car comme vous pouvez le voir, je suis ici aujourd’hui. Mais je peux vous dire qu’une partie en moi est brisée. Vraiment.
Pour moi les sacs à main aussi rouge sont juste… Juste là pour être vu. Attirer le regard. C’est quelque chose que je n’arrive pas à comprendre. C’est comme si promener avec une cible au milieu du front. Je préfère observer qu’attirer les regards. Définitivement. La couleur n’est pas une chose que j’apprécie sur moi. Le blanc, le noir, le gris, un peu de bleu parfois… Je n’arrive pas à aller plus loin ! Si ! J’ai aussi un peu de kaki et de marron… Bref. Des couleurs très chaudes !

J’essaye de mémoriser le fait que Grace aime le rouge. Je prends ça comme un signal. Une phrase qui veut en réalité dire « si tu m’achètes quelque chose un jour, et tu as intérêt à le faire, prends-le en rouge et ne suis pas tes propres goûts.» Noté, chef !
Elle croit s’en tirer. Évidemment j’ai d’autres questions pour elle. Mais je voulais attendrir l’ambiance. Ne pas se lancer dans de grands sujets trop sérieux. En parlant de ça… Après un regard échangé, Grace me demande ce que je vais faire l’année prochaine. Je toussote légèrement. Moi qui voulais rester dans les sujets simples ! « Hum… Comment dire ? C’est compliqué. J’ai été accepté dans deux universités. Je vais sans doute aller à Miami mais j’ai peur de ne pas réussir à suivre. Étant donné que je vais devoir allier jobs et études… Les frais sont énormes et mon salaire ne me permet pas ce genre de folie. Je n’ai pas pu avoir de bourse à cause de la situation de mon père et je m’y suis pris trop tard… Bref. C’est compliqué. Alors raconte-moi tout ! Tu passes en quoi ? » C’était le moment où je vais enfin pouvoir connaître son âge. Parler de la rentrée me met toujours un peu mal à l’aise. Surtout cette année. J’ai obtenu avec brio mon certificat d’étude… Mais j’ai de plus en plus l’impression que je ne tiendrai pas un seul semestre à l’université. Du coup, je pense à tout abandonner. Trouver un vrai job, me faire de l’argent et permettre ainsi à Marissa de vivre plus sereinement. Je n’aurais plus un salaire à mi-temps, je pourrais ainsi l’empêcher de faire des petits boulots pour nous. Je prendrais un minuscule appartement en ville et j’utiliserai un vélo. C’est peut-être ainsi que je deviendrais une personne influente. Plus que mon père. Ou ma mère. Ou Monsieur le Sénateur mon grand-père. Les sciences politiques ne sont peut-être pas le chemin que je dois prendre après tout ! Qui sait ?

Je l’analyse un instant pour comprendre que mon geste ne l’a pas dérangée. Seulement je ne peux pas recommencer. Je n’ose pas. Elle acquiesce mon choix. Je la voyais mal remettre en question ce que j’avais à dire. Pas que je sois si charismatique que tous mes choix sont justes, simplement parce que nous recommençons tout depuis le début… Par conséquent nous n’allons pas risquer de vexer l’autre en le contredisant. Enfin je crois… Je ne sais pas et je m’embrouille tout seul. Donc, passons.
Je reprends ma marche en compagnie de Grace. Soudain cette dernière reprend la parole. Sa voix douce m’intrigue. Qu’ai-je fait pour mériter cette douce mélodie. Du coup, je me concentre sur ses mots et pivote la tête vers elle pour la regarder un instant. Mes clés… Elle veut savoir ce qu’elles ouvrent. Et pour m’amadouer bien comme il le faut, la brunette m’a sorti son air le plus innocent du monde. Pour me prouver que je n’ai rien à craindre. Est-ce réellement le cas ? Je fais confiance à Grace. Même si c’est plus compliqué qu’avant. Mais même ma sœur ne connait pas l’existence de cette boîte ! Mes meilleurs amis qui savent tout de ma vie n’en n’ont pas non plus connaissance ! Alors Grace… Je l’adore mais elle n’a pas à être la première à l’apprendre… Je veux dire par là, que personne ne devra jamais savoir. Personne. C’est ma boîte. Ce bois, c’est quelque chose qui me rassure. Je grave mes souvenirs sur ma peau et enferme mes espoirs, mes rêves, mes désillusions, mes trahisons dans cette boîte. Ceux qui connaissent mes tatouages, n’ont pas besoin de connaître le reste. Et les autres… Ils n’ont pas besoin de savoir qui je suis vraiment. Au fond de moi. C’est plutôt compliqué à appréhender. Je n’avais jamais imaginé pouvoir un jour me retrouver dans cette situation. Je me rends compte que c’est stupide finalement. Si on trouve ma planque, on découvre ce que je cache… Si on trouve mes clés… Comme la fait Grace, on peut remonter jusqu’à mon coffre.
« Hum… Comme je te l’ai dit, y a la clé d’un cadenas et l’autre c’est le double pour ma Jeep. » J’ai hésité un instant avant de sortir mes clés pour illustrer chacun de mes dires. « Et ça, c’est un porte clé fait maison un soir après une bière !» Je prends la capsule entre mes doigts, faisant balancer dans le vide les morceaux de cuir. J’adore fouetter mes amis avec. Ou plutôt Cassie aime bien. Ou bien tous les deux… Enfin, un truc qui se passe encore une fois en soirée. « Je sais que ça doit paraître un peu too much de poster une annonce juste pour ce genre de clés. Mais bon, se faire faire un double c’est pas gratuit. Surtout que ma voiture, sans clés… Je ne sais pas faire le truc avec les câbles donc… » J’ai un sourire en coin. Généralement, on dit que je ressemble à un bad boy. Je trouve ça ridicule et c’est faux. Je casse ainsi l’image. Non je ne pourrais pas voler de voiture ! Dommage ! « Et toi, dis-moi… J’ai quelque chose à te demander.. Un truc qui m’intrigue et me tracasse vraiment…» J’ai retrouvé tout mon naturel. Je ne lui ai pas menti en ce qui concerne ma clé, je l’ai juste faite passer pour une clé ordinaire. J’ai parlé d’elle un minimum, la rendant presque invisible. Ma voix n’a pas été hésitante, j’ai été presque spontané. Maintenant, il faut que je contre-attaque. J’attends encore un peu pour laisser le suspens. Puis ouvre la bouche pour lancer : « Un sac ROUGE ?! » Il fallait que ça sorte. Sur le ton de l'humour avec un peu de choc et d'incompréhension. Parfait. Ou presque...

Je vis un instant de suspens pendant quelques secondes. Le temps d’attendre une réponse de sa part. Et elle le fait, naturellement. Dans la vraie vie, je ne me serais jamais présenté ainsi devant une inconnue en lui demandant simplement ce qu’elle faisait là. En fait, je ne vais pas souvent vers les gens… Ce sont plus eux qui viennent à moi. Ou le destin qui nous réunit. Je ne parle à personne sans but précis. Je suis quelqu’un d’assez fermé dans un sens. J’observe tout, mais je reste à l’abri du regard des autres. J’écoute plus que je ne parle. Je regarde plus que j’agis. Je donne mon avis aussi, chose qui m’a valu de nombreux reproches de la part des professeurs. Je peux remettre en question tout leur cours en une seule minute. Que ce soit sur les documents utilisés, un mot mal placé, une idée construite de la mauvaise façon ou un point trop flou. Généralement quand les profs floutent quelques choses, c’est qu’ils ne s’y connaissent pas très bien sur le sujet en question. Là, il faut sauter dans l’arène et lancer le combat. C’est drôle de les enfoncer… Bref. Tout ça pour dire que je ne vais pas vers les gens. Je ne m’assois pas à côté d’une fille en cours de sciences juste pour connaître son prénom. Je ne vais pas lancer un compliment à une demoiselle dans un parc. Je reste dans ma cage dorée. Elle est bien… En fait, cette accroche pour nous présenter à nouveau ne reflète pas le véritable Jude. Il aurait sans doute fait une critique cinglante sur le rouge du sac à main sans s’attarder sur la jeune femme. Il aurait peut-être retenu son visage pour continuer de lui dire ce genre de choses à chaque fois qu’il la croiserait. Voilà ce que j’aurais fait. C’est un moyen de s’amuser comme un autre… Et aussi une façon de se faire détester et par conséquent de ne pas avoir à s’attacher aux gens. Ça c’est le visage que tout le monde connaît. Et puis il y a le deuxième Jude… Le gentil, le souriant, le drôle, le gars qui relève tous les défis. Comme sauter dans l’eau du port ou manger et boire à la table d’inconnus dans un grand restaurant. Je suis particulièrement fier d’avoir réussi à le faire celui-là ! Marissa s’était montrée sournoise… Mais je suis plus fort.
Je ne sais pas pourquoi je pense à tout ça. Je devrais juste être content que ma technique fonctionne. Grace m’a répondu pour sa venue dans le parc… Pour les rendez-vous importants. Elle en a souvent ? Qui donne des rendez-vous dans un parc, franchement ? C’est nul ! Bon, ok. C’est que j’ai fait. Mais c’est le seul endroit qui m’est passé par la tête. C’est un lieu neutre et on peut s’enfuir n’importe où à n’importe quel moment. Alors que la terrasse d’un café implique qu’il y ait consommation après et donc discussion. Je n’étais pas parti dans l’optique de lier une relation avec la demoiselle qui avait mis la main sur mes clés ! « Alors... Tu m'invites à boire un verre ou c'est moi qui le fais? » Hein ? Quoi ? Pardon ? Je relève la tête, les yeux légèrement écarquillés. Elle va plus vite que moi. En même temps si je pensais moins pour agir plus… Grace semble plus sereine et gaie. Une humeur qui contraste avec celle de tout à l’heure. J’ai l’impression que ses yeux sont encore rougis par la tristesse que j’ai pu lui inspirer. Et maintenant… Elle fait face avec presque un sourire collé sur le visage. Ça pourrait être perturbant pour la plupart des gens. Mais pas pour moi. J’ai l’impression qu’elle tente de faire face. Elle cache ce qu’elle ressentait tout à l’heure et qu’elle doit toujours avoir au fond d’elle-même. Comme moi, je cache ma peur derrière cette façon désastreuse de tout reprendre à zéro. Parce que j’aurais très bien pu l’embrasser et la plaquer contre cet arbre, juste là. Cette idée m’apparaît peut-être à l’esprit. Mais j’ai peur du type de relation qu’on pourrait avoir après. J’ai peur de m’attacher à elle, plus que je ne le voudrais. Et de pleins d’autres choses. Mais je ne veux pas me l’avouer. C’est une situation nouvelle pour moi. Et je dois dire que tous ces trucs qui entrent désormais en ligne de mire… Il faut que j’apprenne à les gérer. Je dois les dompter avant de pouvoir espérer y voir clair.
Grace reprend la parole, en me rappelant que si j’avais une autre idée nous n’étions pas obligé de prendre un verre. Qu’est-ce que ça veut dire réellement ? Parce que parfois j’ai l’impression qu’elle en dit plus alors qu’en fait non… C’est une invitation à la plaquer contre l’arbre pour l’embrasser publiquement ? Ou juste une phrase envoyer en l’air ? En fait, je ne pense pas être prêt à me donner ainsi en public. Mais qui nous verra ? Cette fille allongée dans l’herbe ? Ce mec sur le banc avec ses lunettes de soleil pour faire croire qu’il lit son bouquin ? Ou bien ce… Euh… Prof ? Avec son chien… Il y a aussi cette petite famille, un futur étudiant sans doute. Il a bien une tête de première année. Dire que c’est fini pour moi tout ça… Plus de lycée ! Terminé ! Enfin ! Je peux respirer profondément et quitter cet univers machiavélique.
En parlant de diable, revenons à l’être maléfique qui anime mes désirs les plus fou. Durant mes nuits principalement… Parce que… Elle revient souvent à mon esprit et que son corps me fait toujours autant d’effet. Même en l’imaginant simplement. Et… Bref. Ne partons pas sur ce sujet. «Non… Je voulais justement de proposer d’aller boire quelque chose. » Je lui souris et me met en marche. « On y va à pieds, ça ne te pose aucun problème ? » Il y en a plusieurs en bord de mer pas loin du lycée. C’est rapide à faire. Et c’est économique. J’évite au maximum de prendre la voiture. En plus ça fait jouer mon côté écolo, c’est Marissa qui est contente !
Alors que je commence à enchaîner quelques pas, ma main vient frôler celle de Grace. J’avoue l’avoir fait exprès. Je recommence une fois ou deux avant de la prendre vraiment. Je la tiens ainsi. Je glisse un regard vers la demoiselle. C’est un peu une démonstration publique. On peut croiser une connaissance à tout moment. On peut nous voir et tirer des conclusions. Alors, je veux juste savoir si elle est prête pour ça ou si on calme le gens. C’est juste un test… Même si personnellement, je ne suis pas sûr de ce que je fais… Si je crois mes meilleurs amis, je sais qu’une réunion de guerre aura lieu le soir-même. Si je ne leur en parle pas avant tout le monde… Je sens la crise mondiale. Parce qu’un Jude avec une relation presque sérieuse, ce n’est pas pensable.
C'est pourquoi, avant même de savoir sa réaction, je lâche sa main et continue d'avancer. Faire diversion : « Hum... On va au Sweety City ? Ou tu as une préférence ?»

Elle réplique automatiquement que ce n’est pas un homme parfait qu’elle désire. Pourtant j’ai la sensation de ne pas être à la hauteur. C’est comme si je l’avais placée sur un piédestal dès notre première rencontre. Je veux pouvoir la rendre heureuse mais je doute de mes capacités. Grace a beau dire que ma seule présence la comble, je sais qu’au bout d’un moment elle en voudra plus. C’est toujours comme ça. Il y a une certaine routine. L’un veut prendre son temps, l’autre veut avancer. C’est comme une partie de poker, ou bien une course de chevaux. Je dois trouver qu’elle est la solution qui a le plus de chance de l’emporter. Il y a le choix raisonnable, celui que tout le monde place en gagnant et qui est un coup assuré. Et il y a l’outsider. Celui qui peut vous faire remporter gros comme tout perdre. C’est en misant sur celui-ci qu’on prend le plus de risque, qu’on se sent vraiment vivant. Tout dépend de la course. On ne peut pas deviner la fin mais on peut rêver un instant et vibrer aux aléas des minutes qui passent. « … C'était tellement fort entre nous... » La fin de sa phrase me réveille. C’est pire qu’une gifle. Un sceau d’eau glacé envoyé en pleine figure. C’était… Parce que ça ne l’est déjà plus ? Elle croit qu’il n’y a plus aucune chance… Elle a classé notre attraction dans le passé. C’est terminé. C’est fini pour elle. Non. Ce n’est pas possible. Je ne peux accepter qu’elle dise ça. Ou même qu’elle le pense. Je ressens toujours cette force dans mon ventre quand je suis avec elle. Ça ne s’est produit que deux fois, dont aujourd’hui. Mais quand même ! C’est présent. C’est différent de tout le reste. Elle n’est pas n’importe qui. Grace me change. « Tu as peut-être besoin de temps pour réfléchir, tu n'es pas obligé de choisir tout de suite... » Et voilà qu’elle veut me laisser le temps de réfléchir. Je suis la femme qui ne dit pas « oui » directement lorsque son futur fiancé lui fait ça demande. Je suis celle qui hésite. Ou plutôt celui… Pourtant c’est clair que je l’apprécie. Vraiment. J’ai juste peur. C’est difficile à comprendre ?

Je m’écarte d’elle un instant. Je fais quelques pas en arrière. C’est stupide. Elle va croire que je fuis à nouveau. Mais ce n’est pas le cas. Je veux juste…
Je fais un tour sur moi-même avant d’avancer à nouveau vers Grace. « Enchanté, moi c’est Jude. Tu viens souvent ici ? »
Je veux juste tout recommencer à zéro. Sur les bonnes bases. Pas de jeux, pas de mensonges ou des manipulations. Tout recommencer comme des étudiants normaux. Une rencontre, des présentations, pourquoi pas un café. Puis trois jours après un rendez-vous sans rien de plus. Puis une semaine encore un autre rendez-vous… Redevenir normal rien qu’une fois. Faire comme les autres. Mais surtout, apprendre à connaître Grace. Je ne peux pas me lancer dans cette aventure en ne connaissant que la facette de l’autre fois. J’ai besoin de l’entendre rire, de connaître ses goûts, de savoir ce qu’elle pense de l’utilité du cours de sexualité. N’importe quoi ! Juste des informations qui nous construirons. Nous en avons besoin. Parler sans crier. Discuter sans finir par se déshabiller. Aucune arrière-pensée. Juste une histoire qui commence par un partage mutuel de nos personnalités. Lui apprendre que je sais cuisiner, que j’ai des meilleurs amis qui passeront souvent avant tout, que je travaille dans un zoo, que j’ai vendu ma moto à contre cœur pour payer le dernier trimestre… Ce genre de chose. Et si ça ne lui plait pas… Je serais sans doute fixé.

Un simple baiser. Un dernier. C’est ce que j’essaye de me répéter avant de perdre le fil de mes pensées. Pendant un instant c’est le noir total. Plus rien. Pas de signal. Pas de réseau. Rien. Nothing. Nada. Puis nos lèvres se séparent. Les mains de Grace sont venues se poser sur mon visage. Je ne sais pas quand est-ce qu’elle m’a agrippé ainsi. Sans doute pendant mon vide total… Dans tous les cas, je ne peux plus prendre la fuite. Je ne peux plus me décrocher de son emprise. De son regard. Je suis scotché à elle comme… Je ne sais pas moi. Des trucs qui restent par deux. Je n’ai pas l’esprit assez vif pour trouver des moyens de comparaison. Tout ce que je vois se sont ses yeux plantés dans les mains et également sa bouche. Mais aussi sa fossette qui creuse sa joue lorsqu’elle m’avoue que c’est moi qu’elle veut. Comment peut-elle souhaiter ça ? Comment peut-elle prononcer ces mots ? Nous vivons une histoire spéciale mais… Elle s’est fait des films en voyant ma sœur lui ouvrir la porte, alors qu’en sera-t-il quand Cassie m’embrassera sauvagement devant son nez ou qu’Angie viendra présenter son fils de père inconnu portant le nom de mon frère et mon prénom en second. Joshua Jude Derek. C’est légèrement troublant. Que fera-t-elle quand Isabelle viendra me déclarer son amour ou que des petites pestes comme celles du zoo enlèvent leurs t-shirt devant mes yeux. Qu’est-ce qu’elle veut vraiment ? Est-ce que tout ça signifie être en couple ? Genre… En couple ? Nous tenir la main et nous embrasser en public ? Ou simplement nous contenter du sexe en privé ? Je n’ai jamais eu à penser à tout ça. Et si ça ne me plaisait pas ? Si je ne suis pas prêt ? Et si un jour on se dispute à nouveau et que je deviens violent ? C’est ma plus grande crainte. Elle ne connait pas mon passé, elle ne connait pas mes séjours en prison. Elle n’a pas la moindre idée de ce que j’ai vécu durant mon enfance. Elle ne sait rien de moi. Et je ne sais rien d’elle. Grace pourrait avoir tuer des millions d’hommes, je ne le saurais pas. Elle pourrait être la fille d’une superstar ou même… Non. Elle ne parle jamais de sa famille. D’ailleurs, si c’est moi qu’elle veut ? Est-ce que je dois la présenter à mes amis ? Non mais franchement ? Ce sont les genres de choses que les filles ont tout planifié depuis leurs six ans. Elles savent comment prendre une relation. Elles ont des codes, des règles qu’il faudrait suivre à la lettre. Et pour ça… Je ne connais rien. Je me contente de coups d’un soir. Je ne lie jamais de relation fixe. Je ne sais pas ce que c’est d’être avec une seule et unique personne. Ça signifie quoi ? Elle me veut ? Elle me veut… C’est juste un moyen pour me demander de rester ? Encore une de ses techniques pour me retourner le cerveau ?

J’aimerai avoir un nouveau trou noir. J’aimerai arrêter de penser. Juste débrancher les câbles un instant. « Je t'en prie, ne fais pas ça... » Elle m’observe avec ce regard de chien battu. Ses yeux sont rougis et humide. Je devine le sillon d’une larme vaguement effacée. Elle a pleuré ? Je l’ai faite pleurer ? Je hais voir les filles en larmes. C’est le pire spectacle auquel on peut assister. Ça me brise le cœur. C’est l’argument qui me fait craquer. Plus que le baiser. Ou bien autant que le baiser… Je ne sais pas… « Grace, tu…» Pourquoi c’est si compliqué ? Je ne sais pas vraiment quoi lui dire. Un soupire s’échappe de ma bouche. C’est à moi de prendre la décision. Juste moi. Rester ou partir. Souffrir avec une part de bonheur ou souffrir seul dans son coin ? S’engager sur une voie ou faire demi-tour ? Tout risquer et se jeter à l’eau et s’éloigner du bord ? Prendre la possibilité de lui faire du mal ou… Prendre la possibilité de lui faire du mal plus tard. J’en sais rien. Je suis totalement partagé en deux. C’est comme si une bataille se livrait à l’intérieur de mon propre cœur. Et je dois prendre des pronostics pour ne pas la faire attendre… Car j’ai l’impression que le gagnant n’est pas prêt de se montrer tout de suite. C’est très serré. Je dois savoir qui mène pour pouvoir lui dire à voix haute. « Tu crois vraiment que ça en vaut la peine ? Que prendre le risque c’est la solution ? Je veux dire… On se connait à peine… Tu as vu comme ça a dégénéré et ça peut recommencer à n’importe quel moment. » J’essaye de la faire changer d’avis. Je voudrais qu’elle y réfléchisse à deux fois. Qu’elle se retire ou je ne sais quoi d’autre… J’essaye de gagner du temps sans doute. Prendre les décisions, c’est mon truc habituellement. Je suis le meneur, je suis celui qui choisit pour les autres et qui réparti les rôles. Je n’ai jamais eu à choisir pour mon avenir. Enfin… Pas pour mon avenir avec quelqu’un. « Je ne suis vraiment pas un mec parfait et correcte… Je vais te décevoir. » C’est comme si je cherche une justification. Je ne veux pas la faire douter. Ou peut-être que si… C’était peut-être ça l’idée… La dégouter pour qu’elle s’éloigne de son plein grès. Et ainsi éviter la souffrance d’un avenir tumultueux mais également celle de cette séparation imminente.

Ne pas me retourner. C’est la seule chose que j’ai à faire. Juste avancer et me contrôler. C’est bien le truc le plus difficile qui m’est été donné de faire ces derniers temps ! Une épreuve plus compliquée que les examens, plus difficile que les ruptures, plus brutale que les accidents de voiture, plus douloureux que les mots de têtes. Ce n’est pourtant pas compliqué dans le fond. Je dois juste aligner un pas devant l’autre. Chose que j’ai apprise alors que je n’avais que 9 mois. Et me voilà dans la pire des situations. Je veux m’arrêter. Je veux me stopper. Mais je m’oblige à ne pas le faire. Je ne veux pas voir son visage. Je ne veux pas détecter une larme sur sa joue. Parce que ça… Ça, ce serait une torture encore plus grande. Je suis son tortionnaire. Je suis celui qui l’a fait souffrir. Et inversement. Nous ne pouvons pas être ensemble. J’ai peur de ce dont je suis capable avec elle. En bien et surtout en mal. Même si le bien me fait étrangement peur… Je ne veux pas entrer à nouveau dans un tel état de rage qui me fait perdre tous mes moyens. Je ne veux pas la blesser. Physiquement comme moralement. Je dois partir. Je dois continuer d’avancer. Encore et encore. Mes poings sont crispés, tout comme ma mâchoire et mon cœur. Je pensais que la douleur s’amenuiserait avec la distance. Mais ce n’est pas le cas. J’ai l’impression qu’une main gantée de métal serre mon cœur jusqu’à me couper le souffle. J’ai cette sensation de bourdonnement dans les oreilles et d’un surplus de sang bloqué dans mon cerveau. Comme si à chaque pas je me rapprochais d’un destin funèbre. Pourtant, je dois continuer et me montrer fort. La tête haute. Seulement… Seulement une main vient interrompre ma fuite. Je sais à qui elle appartient. Je ne veux pas la voir. Je ne veux pas planter mes yeux sur son visage. Mes paupières se ferment et je tente d’inspirer profondément. Au maximum. Comme si un peu d’oxygène me donnerait de la force… « Je ne veux plus que tu partes... Fais-moi tout le mal que tu voudras, mais ne pars pas ! » J’entends sa voix. Mais je n’arrive pas à pivoter pour la regarder. Mes yeux sont toujours fermés. Elle me donne l’autorisation de lui faire tout le mal que je souhaite. C’est stupide. Suicidaire. Je ne veux pas la faire souffrir et elle ne comprend pas. Elle persiste. Grace est là à me retenir. Je veux la secouer, lui dire qu’elle a perdu la tête. Je veux la réveiller. Peut-être qu’en agissant comme un connard, elle finira par me détester et partira pour vivre une aventure plus belle. C’est peut-être ça la solution… Que je fasse tout foirer exprès. C’est peut-être l’unique moyen de l’écarter de moi et de ne plus rien risquer. Je tourne lentement sur moi-même. Nouvelle inspiration. Paupières toujours closes. Et puis… Tout bascule. Je sens ses lèvres se poser sur les miennes. Je reste immobile un instant. Je n’ose plus ouvrir les yeux. Ou je ne veux pas. C’est trop irréel. Grace est là. Contre moi. Un simple contact qui parvient à tout faire basculer. Mon être entier frisonne. Je sens pour la première fois le couteau s’enlever de mon abdomen. Je respire mieux. J’accompagne ses lèvres automatiquement. Comme par réflexe, sans vraiment le vouloir… Pourquoi me fait-elle ça ? Tout est si compliqué. Et juste ce baiser… Mes mains sont restées fixées le long de mon corps encore sous le choc. Je sens le bout de mes doigts bouger, animés par la soudaine vitalité du contact avec Grace. Je me sens mieux et terriblement mal en même temps. Je n’arrive plus à réfléchir. Quand la brunette s’éloigne de mes lèvres, j’ouvre progressivement mes paupières. Mes yeux sont d’abord rivés au sol avant de remonter lentement le long de son corps. Je glisse le long de ses jambes, passe sur ses hanches. Je devine son nombril, caché sous ses vêtements. Mes pupilles vertes caressent alors la peau lisse de ses mains avant de remonter son bras puis son épaule et son cou. Je m’arrête sur ses lèvres. Si elle avait eu du rouge à lèvres tout à l’heure, ce à quoi je n’ai pas fait attention, il a pour ainsi dire disparu. Il n’y a que ses lèvres naturellement rosées, juste là. Décollée l’une de l’autre. Je remonte. Je passe par son grain de beauté qui me fait toujours penser à une larme, je passe sur son nez fin et finalement. Je stoppe mon ascension dans ses yeux. Deux pupilles vertes. Deux cercles colorés que j’avais longuement admirés. Dans lesquels j’avais élu domicile pour y dénicher des secrets. Qui est-elle ? Pourquoi me fait-elle ça ? Pourquoi persiste-t-elle ? Comment agir ? Quoi faire ? Continuer ? On dirait que c’est sa dernière arme. Une arme à feu face à un pauvre petit arc d’indien. Je suis démuni. Je suis faible. Elle fait battre mon cœur d’une étrange façon. Une mélodie qui sonne bien et en même temps qui vous détruit les tympans. Une sirène m’a charmée pour mieux me dévorer. Dois-je me battre ou déposer les armes ? Dois-je faire face à tout ça ? Peux-je renoncer à tout ça ? A Grace. Cette fille me rend dingue. Pas seulement dans le sens positif du terme. Vraiment fou. Je n’arrive pas à réfléchir convenablement. J’ai les nerfs à vifs et le cerveau en bouilli. «… Je.. On ne d…pe..» Je n’arrive pas à aligner trois mots à la suite. J’ai envie de l’embrasser à nouveau mais je dois résister. Je dois partir. Pars Jude ! Pars ! Mets fin à tout ça ! Un peu de courage ! C’est tout ce dont tu as besoin ! « Pour notre bien à tous les deux… Je dois vraiment…» Partir. Je dois partir. Mais pourquoi c’est devenu soudainement plus compliqué ? Mon esprit le fait et mon corps ne suit pas. Comme s’il se révoltait. Il veut prendre Grace dans ses bras, la serrer contre lui et l’embrasser. Et à côté de ça, ma tête raisonne. Elle pense. Peut-être trop. Que dois-je faire ? Qui dois-je suivre ? Qu’est-ce qui est le mieux pour moi ? Pour elle ? Pour nous deux ?
Si je me souviens bien de notre soirée, elle m’avait fait comprendre qu’elle vivait dans l’instant présent et que nous ferions mieux de tous faires ainsi. Si je suivais ce conseil, je l’embrasserai à nouveau. Mais je suis obligé de penser aux conséquences. Je me dois d’imaginer l’avenir de cette possible relation. Et ça… C’est un tableau beaucoup trop sombre.
« Je… Je ne suis pas celui qu’il te faut… » Je secoue la tête pour insister sur cette phrase. Je sais qu’elle répliquera que je ne peux rien savoir pour elle. Ou un truc dans le genre. « On fera mieux…» Ma main se décide à bouger pour venir caresser sa joue. Ma voix ne devient qu’un murmure lorsque je prononce : « …de se dire adieu… » Mais voilà, il y a ses lèvres. La tentation. Je ne vois qu’elles. Elle m’attirent irrésistiblement pour un nouveau baiser.

Je l’ai toujours su au plus profond de moi. C’était comme une évidence à notre premier contact. Notre relation est si forte que nous pouvons nous faire le plus grand bien, comme l’inverse. Nous nous détruisons à petit feu. Nous ruinons le chef d’œuvre que nous avions bâti. Tout s’écroule. Tout brûle. Et ce n’est pas à feu doux. Non. Nous avons sauté dans un brasier ardent. Dans un premier temps, l’excitation nous faisait vivre de nouvelles émotions et désormais nous ne ressentons plus que la douleur. Elle est perceptible. Elle est palpable. Elle vient s’immiscer jusque dans mes os. J’ai l’impression qu’on m’a entièrement vidé de mon sang pour le remplacé d’un poison. C’est moi qui me suis fait cette injection. Moi seul. J’ai décidé de prendre la seringue et de l’enfoncer dans mon cœur. Grace en a fait de même. Et nous nous regardons. Nous contemplons l’apocalypse produite par notre passage chez l’autre. Mon âme s’évapore. Je ne suis plus rien qu’un lambeau de tristesse et de rage. Je ne suis plus qu’un corps aux sentiments confus. Je perds l’usage de la parole. Homme de Neandertal soumis à ses pulsions. L’être en face de moi est le chasseur et la proie. Je suis partagé entre l’envie de fuir et de l’agresser à nouveau. J’aimerai empêcher tout ça. Je souhaiterai revenir sur mes actes, mes mots. Mais ce n’est pas possible. Nous avons pressé le bouton rouge. Celui que l’on doit appuyer quand qu’à d’extrême urgence. Et maintenant… Nous ne pouvons plus annuler le processus. J’en ai l’envie mais pas la force. J’ai trop souffert. Je me sens trahi. Je reporte tout sur son dos, comme pour me débarrasser d’une bombe prête à exploser. Je ne suis qu’un lâche. Je suis violent, minable et lâche. Toutes mes idées s’effondrent. Je n’ai plus aucune estime de moi-même. Je ne vaux pas le coup. Pour personne. Mon père peut venir finalement. Il peut m’attaquer en justice. Même lui n’arrivera plus à me refaire naître. Je subis la mort de mon esprit. Les lèvres de Grace bougent. Elles sont beaucoup moins rapides qu’avant. Je les observe sans comprendre les sons qu’elle émet. Je perds peu à peu mes sens. Je me sens glisser dans un autre univers. Ce n’est pas simplement à cause de cette dispute que je suis dans cet état. En fait, c’est l’élément déclencheur qui me fait tout remettre en question. Je me suis accroché à des symboles, à des mots. J’ai perdu ma vivacité d’esprit pour me laisser porter par cette routine de lycéen. J’ai perdu ma force sans m’en rendre compte. Je me suis attaché en une journée à des personnes qui m’étaient alors inconnues. Je n’ai pas su faire entendre assez ma voix pour protéger ma sœur. J’ai renié ma famille pour des convictions qui ne correspondent pas à ce que je suis. Je me suis proclamé différent de mon père alors que j’en suis le portrait craché. Je me suis battu plutôt que d’agir dans l’ombre. J’ai cru à la théorie du complot plutôt que d’être moi-même la source du complot. J’ai perdu tout ce dont je me croyais fait. Je me rends compte que je me suis aveuglé sur moi-même. Mon esprit s’est lui-même manipulé pour me faire croire à des choses irréel. Je suis un lâche, un minable, un abruti. Et j’ai fait souffrir Grace. Je la fais toujours souffrir. Alors qu’elle se tait un instant. J’essaye de m’accrocher. Je dois ressortir la tête de l’eau, rien qu’un instant. Pour l’écouter. Pour lui prouver mon respect et subir ses reproches. Je ne suis plus à ça près. Je suis minable, lâche et abruti. Cette phrase me revient sans arrêt à l’esprit. Pourquoi est-ce que je me sens si attaché à elle ? Pourquoi veux-je à tout prix que ça se termine ? Juste pour que j’arrête de tout faire de travers… Nous sommes bien ensemble. Mais nous connaîtrons sans doute moins de souffrance en nous éloignant. J’en suis certain.
Tout ce que Grace me dit est vrai. Je ne vais pas chercher à me justifier. J’ai été plus stupide que d’habitude. Je me suis laissé aveugler par ce que j’avais aperçu. J’en ai tiré des conclusions hâtives avant de faire ce qu’il aurait été bon de faire : mettre les choses au clair. Dès le début.
Sa dernière phrase me réveille. Subitement. Violement. « Parce que tu crois franchement que je voulais t’oublier ? Que j’en ai eu envie ? » Je suis blessé. Au plus profond de moi-même. J’avais voulu lui faire plaisir. Juste à cause d’une petite erreur de parcours tout à foirer. Une erreur que j’ai commise. Mais c’est bien trop dur à avouer ! « Oui ! Oui, c’est moi ! C’est moi qui n’ai pas écrit trois foutus mots sur un bout de papier ! Oui, j’ai tout ruiné ! Oui, j’ai été blessé ! Profondément ! Et oui mon orgueil a voulu que je ne refasse pas le premier pas ! » Je ne pensais pas l’avoir dit à voix haute. Ce n’était censé n’être que des pensées. Mais tout est allé plus vite que prévu et c’est sorti de ma bouche sans que je le contrôle. Sans que je m’en aperçoive. Je me mords le poing. Il est déjà en sang à cause de l’arbre mais je n’y prête pas attention. Mes canines s’enfoncent rapidement dans ma chair me tirant une larme de douleur. Ou bien était-ce à cause de tout ça… Je ne veux pas le savoir. Je ne prends même pas le temps de l’essuyer. « Maintenant, je vais partir. Je vais fuir comme un lâche, un minable, un abruti… Je vais partir pour arrêter de te faire du mal. » Nous ne manquons pas de sincérité l’un envers l’autre. Mais nous n’arrivons pas à partir. Nous continuons à nous acharner. Alors, c’est pour ça que j’ai lancé cette phrase. Pour m’y obliger. Car je veux son bien. Je ne veux pas la voir triste. Je ne peux pas supporter ce spectacle. Et je ne veux pas être la source du mal. Je ne peux pas. C’est pourquoi, immédiatement, je tourne les talons. Je m’y oblige. Pour elle. Je dois le faire. Je recommence à marcher. Je me force à continuer, sans me retourner…