Lorsque mon portable vibra, je me trouvais dans le parc de Wynwood, un roman de Stendhal dans les mains et la moindre particule de mon corps et de mon esprit concentrée sur les aventures de Julien Sorel. « Le rouge et le noir » était une histoire vraiment fascinante à mon sens, si bien que je ne fis pas tout de suite attention au texto que je venais de recevoir. Ce fut une heure plus tard, lorsque l’écorce de l’arbre contre lequel je m’étais installé pour bouquiner commença à me faire mal au dos, que je sortis de ma transe littéraire pour reprendre peu à peu pied dans la réalité. La proposition d’Ayase m’enchanta, et je lui répondis donc que je me joindrais à Ki et elle avec plaisir. Surtout que je n’avais plus vu le coréen depuis un bout de temps. Cela serait l’occasion de discuter un peu de choses et d’autres. J’avais un tas de questions à lui poser, bien que la présence de notre amie m’empêcherait sans doute de le harceler et de mener ma petite enquête le concernant. Mais cela ne serait que partie remise, j’étais du genre patient.
Le jour J, trois semaines après la fusillade d’Halloween qui avait coûté la vie à de nombreuses personnes… dont Trent, le tireur, une personne que j’avais considéré comme un ami durant plus d’un an ; je me tenais prêt, attendant avec impatience la venue de mes camarades asiatiques. Cliché, certes, mais nous nous rendions au karaoké. J’étais plus que ravi d’y aller avec eux, cela me changerait un peu de mes escapades en solitaire ou avec Enrique. Lorsqu’ils arrivèrent, je constatai que la jolie Alpha Psi avait choisi un pantalon vraiment flash, ce qui me fit sourire. Ce n’était pas dans ses habitudes. Quant à Ki… il était fidèle à lui-même. Je les saluai, m’inclinant également devant Aya-chan qui était sans aucun doute la plus polie d’entre nous.
«
Ohayo Nobu-kun. -
Ohayo Nobu-san. Ça faisait longtemps.-
Ohayo à vous deux ».
Je leur souris et pris ma veste, qui complétait
mon look, une fois de plus très classique. Ki semblait content de me voir, il me fixait avec ses yeux perçants… je finissais par y être habitué, à force.
«
On peut y aller ? » nous demanda Aya, tout sourire elle aussi.
«
Oui, en route » approuva Ki, et je me contentai de me mettre en marche à leur suite.
«
Comment allez-vous, depuis la dernière fois ? » leur demandai-je calmement, en calquant mon pas à celui de la jeune femme.
Nous quittâmes Wynwood, je ne savais pas où nous allions exactement mais je faisais confiance à la japonaise pour nous guider sans encombre jusqu’au karaoké. Elle marchait entre Ki et moi. J’aurais aimé voir cette scène de loin, j’étais persuadé que cela valait le coup d’œil.
«
Comment va Junzo ? Et toi, quoi de neuf ? » me questionna Ki, sur le trajet qui nous menait à destination.
J’enfonçai les mains dans les poches de ma veste bleu marine, le froid commençait tout doucement à se faire sentir et ce n’était pas quelque chose qui me plaisait. Ni la chaleur, d’ailleurs. Je préférais le printemps, ou encore l’automne… bien que voir les feuilles tomber me rendait toujours un peu mélancolique. Je compensais en achetant des tas de vêtements, l’automne était définitivement la saison pendant laquelle je préférais m’habiller. Sans doute parce qu’elle permettait de mettre des chemises sans être obligé de les cacher sous des énormes pulls en laine disgracieux… Bref, je n’étais pas là pour parler météo et encore moins du contenu – effroyable – de ma garde-robe. Je me contentai donc de répondre à Ki, un peu surpris qu'il me demande des nouvelles de mon meilleur ami.
«
Il va très bien, merci pour lui. Je pense qu’il s’est entiché d’une Rho Kappa, il est souvent de sortie en ce moment. Et pour ma part, pas grand-chose de neuf… si ce n’est que j’ai fait récemment ma demande pour adhérer à une Confrérie » répondis-je. «
Et vous deux, du nouveau ? »
Nous arrivâmes ensuite au karaoké, et la nippone se poussa un peu pour nous laisser passer.
«
Bon, je ne sais pas s'il est bien, mais je me suis dit que pour une première fois ce serait bien que ce ne soit pas très loin de Wynwood » nous prévint-elle, ce qui eut pour effet de me faire sourire devant tant de prévenance de sa part.
«
Oui, tu as bien fait si j'avais dû marcher quelques minutes de plus dans ce froid, je me serais transformé en bonhomme de neige ».
Je me tournai vers le coréen, qui était à deux doigts de s’élancer dans le hall.
«
Je suis sûr que tu serais mignon, avec une carotte en guise de nez » plaisantai-je en gardant néanmoins un ton très sérieux, histoire de le faire douter un peu. «
Aya… après toi ».
Je fut le dernier à pénétrer dans le bâtiment, et nous nous retrouvâmes finalement dans une petite salle privée qui rivalisait presque avec celles de mon pays natal. J’ôtai ma veste en promenant mon regard partout autour de moi avec curiosité. Aya-chan avait récupéré les micros, et elle nous fit part de ses pensées… à savoir qu’elle espérait qu’il y aurait des chansons de chez nous. Ki lui répondit que ça l’étonnerait fortement, et suggéra de les chanter sans musique dans le pire des cas – ce qui, personnellement, ne m’emballait pas, j’étais moins à l’aise a capella –.
«
Vous voulez boire quoi ? Je vais passer une commande... » nous demanda Ki en s’installant sur la banquette.
«
Hm… un mojito » lui demandai-je, pris par une inspiration subite et une envie folle de bulles mentholées. «
Merci ».
Je m’installai à sa gauche et remis en place mon nœud papillon, avec minutie.
«
Au fait Aya-chan, tu sais que tu passes actuellement la soirée avec les 2 gars les plus demandés de Wynwood » plaisanta l’Alpha Psi, ce qui me fit rire.
«
Il parle pour lui » précisai-je en étirant les jambes devant moi, sans me départir de mon sourire.
«
Merci pour l’invitation, Aya-chan » poursuivit le coréen. «
Si tu savais comme je suis content d’être là ».
Je tournai mon visage vers lui, une petite alarme venait de s’allumer dans ma tête. Ki parlait de lui, de ce qu’il ressentait. C’était intéressant. Je m’aperçus que je le fixais, et détournai les yeux pour les poser sur notre amie commune. Ki, quant à lui, s’était déjà emparé de l’écran de sélection des musiques, parcourant le répertoire rapidement à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent.
«
Alors qui commence ??? Par contre, il faudra pas rêver, il y a pratiquement rien en japonais ou coréen » nous dit-il, en se frottant les mains avec enthousiasme.
Je me penchai vers lui et fis glisser mon doigt sur l’écran tactile, à la recherche de quelque chose que je connaissais pour commencer. Plus j’avançais, plus mes sourcils se fronçaient.
«
Hm… » marmonnai-je, les yeux rivés à l’écran. «
Ils n’ont que des chansons déprimantes, on dirait ».
Dans la sélection asiatique, en tout cas. Je poussai mes lèvres en avant, sans m’en rendre vraiment compte, simulacre d’une magnifique « duck face » tandis que je réfléchissais.
«
Bon, allez ! Je commence par celle-là » finis-je par dire. «
Ne vous endormez pas ».
Je la sélectionnai sur l’écran et me redressai enfin, laissant respirer ce pauvre Ki… qui serait sans doute surpris, j’avais choisi
une chanson en coréen. Je l’apprenais à l’Université, puisque j’étudiais les langues étrangères. Cela serait l’occasion de lui faire écouter mon accent un peu douteux. Je pris un micro et allai me mettre face à l’écran – ne connaissant pas les paroles par cœur –. Les premières notes se lancèrent, et je me tournai vers mes camarades en pointant un doigt vers eux.
«
Défense de rire… ou de sauter par la fenêtre » les prévins-je, en leur faisant ensuite un clin d’œil.
Et je me mis à chanter, comme si j’étais seul dans ma douche. Je n’étais pas un as. Ma voix n’avait rien d’exceptionnel… mais j’adorais chanter. C’était une façon d’exprimer des émotions et cela me permettait d’évacuer les choses que je pouvais parfois avoir sur le cœur sans parvenir à en parler à qui que ce soit. Je ne me confiais pas souvent, du coup chanter compensait. Pour autant, je ne me prenais pas pour un artiste. Je n’étais pas assez passionné pour cela. Pas comme Junzo et la danse, par exemple. Pour moi, c’était un loisir.
A la fin de la chanson, je retins un soupir et souris pour moi-même, avant de me tourner vers mes camarades en jouant avec mon micro.
«
Je crois que je mérite mon mojito, maintenant » plaisantai-je. «
A qui le tour ? »