Open doors. (Raphaël L./Justin)

Je ne m’étais pas attendu à cette réponse. Je pensais que le jeune lycéen s’effondrerai en excuse – petit mouton asphyxié par les conventions sociales. Mais il n’en fait rien. Il me renvoie ma faute à la figure – comme si la porte n’était pas suffisante – et je me surprends à être satisfait de sa réaction. Le lycée entier n’est peut-être pas perdu dans les affres des codes sociaux. Que ce gamin refuse de s’excuser me redonne espoir – comportement malsain à souhait. « Excuse-moi de me concentrer sur le troupeau d’humains qui m’entoure quand je marche. Je ne pensais pas qu’une porte m’attaquerait sauvagement » râle-je dans son dos. Tout le loisir d’admirer sa coiffure – si on peut appeler cette chute de cheveux ainsi. Mon arcade me lance inhumainement – déchirure atroce de ma peau et mon amour-propre. Quoi de plus idiot que de se cogner à une porte ? Mon balourd de père n’aurait pas fait pire – la porte aurait probablement rebondi sur son gras pour se venger du jeune homme. « Cette porte donne sur un couloir fréquenté. Tu t’attendais à atterrir dans le monde de Narnia ? C’est logique qu’il y ait des gens derrière ».
J’essaie de ramasser ma dignité – mais je la vois d’ici s’écouler dans les égouts. Quelques ricanements parviennent jusqu’à mes oreilles – je n’en reviens pas de les entendre avec cette douleur qui me vrille le crâne. J’entends presque mes veines pulser à l’intérieur de mon âme. « Et ces connards qui me regardent. J’ai l’impression d’être au zoo, sauf que ce sont les animaux qui m’observent ». Je remonte le bas de mon t-shirt pour éponger le filet de sang qui me brouille la vue – à ce rythme-là, je n’aurai plus que des vêtements ensanglantés. Le bout de tissu noir nettoie rapidement ma plaie superficielle – je souffre toujours autant. L’autre n’est même pas fichu de me proposer un mouchoir – j’aurais dû m’essuyer avec ses cheveux. « Dis-moi, tu n’es pas d’ici toi. Tu parles d’une drôle de façon ».

S’il n’est pas américain, son refus d’obtempérer ne m’étonne pas. Il n’y a que les américains pour se plier sans questions aux ordres – que je tue mon voisin ? pourquoi pas. Aucune remise en question de leur part. J’essaie de me convaincre que ce gamin m’agace – mais il m’agace dix fois moins que n’importe quel moucheron dans ce couloir. Il est indiscipliné – premier pas vers l’indépendance. Premier pas vers la libération de ces codes dont on nous bourre le crâne. Aime ton prochain, ne met pas le pain à l’envers, va à l’Eglise – et touche toi sur le monothéisme terroriste de notre société. Touche toi sur la conformité de nos jeunes âmes – habille-toi comme ta voisine, mange comme ton voisin, baise comme tes parents. Ne change rien à ce qu’on te donne – prend le tout, c’est un pack. Eh bien votre pack, je le vomis. Je vomis votre dictature déguisée et vos uniformes Abercrombie. Laissons les jeunes cracher sur la gueule des anciens – qu’ils soient libres. J’ai envie de frapper ce gamin – et de le prendre dans mes bras. De le remercier. Parce qu’il ne se cantonne pas aux ordres de notre société – excuse-toi à chaque problème, écrase ta dignité et ton envie de liberté. Merci, jeune inconnu. Merci de me laisser croire qu’il y a encore un espoir de libération pour la nouvelle génération – libération des impératifs américains de politesse et de bienséance.  Ce garçon est peut-être un morveux – mais c’est un morveux qui ne s’explose pas sur les affres de la conformité. « Tu allais où, pressé comme ça ? » finis-je par ajouter – sans trop savoir pourquoi, je n’ai pas envie qu’il continue son chemin sans moi.

Les escaliers du bâtiment principal. Quelques marches poussiéreuses – tombeau d’un bon nombre de mégots. Mes yeux parcourent la foule d’étudiants du haut de la plus haute marche – trône minable du roi désabusé d’un peuple abruti. Ah, si vous saviez comme je vous hais. La vie me manque – la vraie. Celle qui nous fait voyager, découvrir le monde et ses mystères. A Miami, je me sens enfermé. Je fais partie de ce monde qui me dégoûte – vraiment, cadavre en décomposition d’une pensée collective périmée. Je suis enfermé dans ce monde, littéralement. Réfléchissez. La race humaine est la même partout – et pourtant je me sens bafoué, enfermé. Le monde m’est ouvert mais je reste ici, je m’englue petit à petit dans une vie qui n’est pas la mienne. Je joue un rôle – je ne suis pas le jeune homme que vous croyez voir. Ma vie est courte – elle se termine de minute en minute, torrentielle. Et je la gâche, assis sur ce tas de béton mille fois foulé par des pieds fatigués.
J’ai tellement mieux à faire  du peu de temps qu’il me reste. L’espoir, s’il existe encore, reste la seule chose qui me fait tenir debout – qui me supporte dans vos rangs. Je ne suis pas comme vous. Vous me regardez comme si j’étais une bête de foire – avec votre regard faussement inquisiteur. Tout ce que je fais, c’est d’être assis sur les marches de votre lycée – clope au bec, faussement badboy. Fatigué de devoir me créer un monde pour vivre sereinement – au lieu de découvrir celui dans lequel je vis. Regardez-vous. Echappez-vous de ce carcan qui vous limite- qui vous blesse. Lâchez-vous. Riez, pleurez – ouvrez la fenêtre et sautez pour vous sentir vivants. Qu’est-ce que vous avez à perdre au final ?

Devant moi, plusieurs dizaines de lycéens m’observent me perdre dans mes pensées. Plus d’une demi-heure que je suis assis sur ces marches – mes fesses commencent à crier de douleur. J’ai juste à me lever, jeter un coup d’œil à ce putain de tableau d’affichage à l’entrée – j’essaie de devenir normal. Je dois trouver un club qui m’intéresse. Je dois me fondre dans la masse de l’étudiant lambda – il paraît que c’est la condition sine qua non à mon intégration. Je dois me faire des amis – je trouverais toujours quelqu’un qui m’intéresse. Je dois vivre la vie parfaite d’un lycéen américain en oubliant que le monde  entier m’attend impatiemment. En oubliant que je ne serais jamais un lycéen comme les autres – parce que je n’aime pas tellement les autres. J’aime faire des rencontres, mais je finis toujours déçu. Soit parce que les gens sont plus fades que ce que je pensais, soit parce que je dois déménager une nouvelle fois. A quoi bon prendre la peine de se faire des amis alors ? – je me persuade que je les hais pour ne pas apprendre à les aimer. Allez – courage. Je jette ma cigarette et pousse les portes du hall d’entrée.

Arrêtons de nous morfondre. Dans le couloir, les jeunes s’entassent. Je me fraie difficilement un chemin à travers ces zombies – le chemin le plus long de ma vie. Je suis presque à mon but quand ma progression est arrêtée brutalement. Bang ! Devant moi, une porte s’est ouverte sans que je ne m’en aperçoive. Heureusement, mon front était là pour amortir le choc. « Ah putain » je râle en me tenant l’arcade. Je ne prends pas la peine de relever la tête – j’ai trop mal, de toute façon – avant de crier. « Putain, tu peux pas faire attention ? » résonne dans le couloir. Les regards se tournent vers moi – et je lève finalement le mien vers mon agresseur. Un petit jeune. Cheveux mi-longs – mode grunge jusqu’en 2013. Kurt Cobain serait fier. « Sérieux gamin, regarde ce que tu fais » Je ne peux pas m’empêcher de pester – sur ce pauvre gamin et le reste du monde. Enfermé, je vous dis.