Les choses changent. [Marissa]

Les choses changent

Marissa Chamberlain & Eva Esperanza

J'en ai tué pour moins que ça.

Marissa Chamberlain.

Ce nom sonnait comme d'outre-tombe, tant de temps avait passé qu'elle avait presque oublié pourquoi cette gamine la détèstait. Eva se sentait supérieure, intensément supérieure face à cette jeune fille qui ne faisait que pleurer et se plaindre. Mais qui pleurait, à présent ? Où résidait la vraie force ? Dans celle de pleurer devant tout le monde, ou celle de ne pas pleurer du tout et souffrir en silence ? La réponse pour Eva était claire comme de l'eau de roche : souffrir en silence, caché, était l'option la plus crédible, la plus concrète. Aussi, elle prit cette rencontre comme une provocation, pire, une humiliation. Alors que Marissa gardait ce visage fermé et lisse comme un cul de bébé, Eva elle, ruisselait littéralement. Ses yeux rouges suintaient encore ces dernières larmes, son maquillage était ravagé, si bien qu'on aurait pu croire qu'elle avait le visage couvert de sang. Les deux coeurs sur ses joues avaient coulé. Quelle cruelle constatation. De toute manière, voilà longtemps qu'Eva n'avait plus de coeur. Il s'était craquelé, fissuré, puis avait tout bonnement disparu au fil des mois, laissant un trou béant à la place. Le temps et les épreuves avaient effacé chez Eva des sentiments comme la pitié et la compassion.

Pourquoi avait-elle pleuré, alors ? Pourquoi ces larmes ? Parce que Pollo était l'un des rares qui lui laissaient sous entendre qu'au final, elle était quelqu'un de bien. Qui l'avait fait, depuis ? Lancelot ? Non, Lancelot l'avait enfoncée dans cette cruauté profonde dans laquelle elle s'était plongée. L'amour qu'elle avait éprouvé pour lui avait déchire son âme en milliers de morceaux. Et lui ? Il les avaient ramassés un par un. Et les avaient jetés dans la fosse aux serpents, sans la moindre once de pitié. Dès lors, l'esprit d'Eva s'était étiolé puis noirci, avant de disparaître. L'amour qu'elle éprouvait pour ses enfants était sans doute encore le seul qu'elle pouvait ressentir. Ce n'était plus de l'amour qu'elle éprouvait pour l'ami qu'elle avait enterré là. Mais du regret. Un regret lancinant. "si j'avais été là". Peut-être pas, finalement. Elle aurait pu sauver son corps de l'overdose, mais peut-être que pour son âme, tout comme elle, il était déjà trop tard. Comme elle, il avait tout fait, trop vite. Il avait engrossé une jeune fille de seize ans, l'avait épousée quelques mois après. Il avait aimé Eva durant cette période, mais ce couple ne s'était pas brisé, comme elle l'aurait souhaité. Alors, elle avait sombré, pendant des mois, dans cette dépression qui l'avait transformée en loque. Le seul qui l'avait sauvée, le seul qui l'avait protégée, c'était Lancelot. C'était lui qui était allée la voir chaque jour, ouvrait sa porte et l'obligeait à manger, dormait à ses côtés, pudiquement. Jusqu'à ce que la roue tourne et que la jeune femme aux cheveux rouges commette une troisième fois l'erreur fatale.

Retomber amoureuse.

Eva resta un moment fixe, devant le visage stupéfait de Marissa. Elle-même était surprise, mais de son visage n'émergeait qu'une haine constante et brûlante. Eva avait pleuré, et cette fille avait entendu. Elle avait le dessus sur elle. Fort de cette pensée, elle se leva brusquement, fixa Marissa pendant de longues secondes, secondes qui lui parurent des heures. Son regard était un brasier d'émeraude, de colère et de résignation à la fois.

Et puis, elle fuit.

Elle avança à grand pas en direction du portail, fulminant sur sa stupidité. Elle n'aurait jamais dû venir, et pourtant elle l'avait fait. Elle savait ce qui se passerait, mais comment aurait-elle pu deviner que cette gamine se trouverait dans les parages ? En face d'elle, en plus ? Ce n'était pas prévisible. Pire, même, si Marissa avait entendu quelque chose, Eva risquerait pas mal. Des rumeurs, des chuchottis, et puis tout cela aurait gonflé dans tout le lycée jusqu'aux oreilles de Cannon. Elle aurait pu mentir, oui. Mais une simple enquête confirmerait la véracité des propos de la jeune fille. Alors, elle s'arrêta net, et fit demi-tour, en direction de la jeune fille. Au pire, si elle en savait trop au sujet de son passé, Eva avait une autre alternative. Un peu moins sympa, quand même.

"Qu'est-ce que tu as entendu ?"

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Les choses changent.

Marissa Chamberlain & Eva Esperanza

Peine.

Il y avait longtemps qu'Eva n'avait pas franchi la porte du cimetière.

En fait, elle n'avait jamais vraiment osé y retourner. Retrouver ces vieilles chimères qui avaient hanté son passé. Retrouver ces gens qu'elle avait abandonné, sans se retourner. Retrouver ces visages imprimés sur la pierre, elle ne le supporterait pas. Malgré cela, il y avait un an qu'elle avait perdu celui qu'elle avait aimé, en amant puis en ami. Il l'avait accompagnée dès le début, lui avait appris à calmer son caractère, à dominer ses émotions. Elle avait abandonné les armes devant lui, et puis elle l'avait perdu, comme tous les autres. N'aurait-elle jamais un peu de paix ? Pourquoi ne pouvait-elle pas, elle aussi, trouver quelqu'un de bien et se marier ? Pourquoi étais-ce impossible dans son cas ? Eva n'avait aucune réponse à toutes ces questions. En vérité, elle était épuisée. Ces deux années de sa vie avaient pompé son énergie et sa volonté. Pour sa fille, pour son fils, elle restait debout, et continuait à supporter encore et encore. Pour ne pas regretter. Elle leur offrirait cette vie qu'elle n'avait jamais eue. Elle trouverait un homme qui saurait prendre soin d'eux. Et d'elle. Eva n'avait plus cette volonté qu'elle avait deux années auparavant. Elle se résignait peu à peu. Et elle n'appréciait pas cette sensation. Ce samedi après-midi, elle avait profité de son repos pour emmener ses enfants au parc, près de chez elle. La main posée sur la tête de Requiem, son Rottweiler, elle avait regardé le temps passer avec une certaine nostalgie. Vers seize heures, ils étaient rentrés ; et la nourrice était arrivée.

Pour un moment seulement. Il fallait qu'Eva retourne voir Pollo.

A dix-huit heures, le soleil caressait encore la peau de la jeune fille, alors qu'elle se rendait à pied jusqu'au cimetière, un bouquet de roses noires dans les bras. Ce fut long. Douloureux. La perte de Pollo, si brutale, si rapide, causa un choc dans l'esprit d'Eva tel que plus jamais elle ne fut la même. Son agressivité avait triplé, dès lors. Mais dans l'immédiat, elle était surtout lasse. Très lasse, de se battre chaque jour contre un passé rempli d'erreurs qu'elle répétait, inlassablement. Et qui venait la hanter la nuit, lorsqu'elle s'endormait seule dans son grand lit froid.

La tombe d'Apollo Tässäon avait été nettoyée. Des fleurs fraîches étaient posées sur la pierre tombale, ce qui supposait qu'elle n'était pas la seule à se souvenir du jeune homme. Qu'était devenue Lena ? Et Katariina, leur fille ? Avait-elle surmonté la mort si brutale de son époux ? Eva n'avait aucune réponse, à cela. Seulement ce sourire contrit et triste, lorsqu'elle déposa les roses près de la photos de son ami.

"Salut, mec."

Elle s'assit face à la sépulture, et observa ses mains se tordre, inlassablement. Voilà ce qu'elle craignait. Ressentir encore du chagrin. Trop de chagrin pour surmonter ça. Elle n'avait jamais oublié. Même en essayant beaucoup. Sans doute ne pourrait-elle jamais oublier ce garçon qu'elle avait aimé.

"Je sais, ça fait un bail. Mais j'ai pas trop eu le temps de venir, tu vois... Ni le courage. Et puis avec les enfants... Mateo est né, tu sais ? Je l'ai amené à Lancel..."

Voix qui se coupe. Un tremblement de trop.
Penser à la fois aux deux hommes de sa vie, non. C'était trop compliqué.

"'fin bref. Ils vont bien tous les deux. Et moi bah, j'ai pas arrêté mes conneries, tu sais... J'ai tué des gens, brisé des couples... La pauvre Kity, elle ne méritait pas ça."

Les larmes apparurent enfin sur les joues de la jeune femme. De grosses larmes, rondes, qui allèrent s'écraser sur le sol avec un bruit mouillé. Si seulement...

"Pollo, j'aurais aimé que tu sois là... Quand j'étais en taule, quand j'ai commencé mes conneries, quand j'ai tué des mafiosos parce qu'ils ne voulaient pas nous donner du fric... Quand mes amis se sont faits fusiller sous mes yeux, quand je me suis réveillée en soins intensifs à New York... Quand j'ai accouché..."

La voix qui se brise. Non, c'était insurmontable. Elle n'aurait jamais dû venir. Une main tremblante se posa sur la pierre froide, une main blanche et pâle, maigre. Car oui, Eva avait maigri. Elle dépérissait, de jour en jour, et rien ne la raccrochait à cette vie américaine, mis à part son fils et sa fille, qu'elle aimait. Eva était seule, pour une fois, et elle pouvait pleurer de tout son saoul. En un an, son chagrin était resté le même. En deux ans, elle avait tout perdu. Tous ceux qu'elle aimait et chérissait, meme ceux qu'elle haïssait, ils étaient tous partis, laissant derrière eux cette jeune femme aux cheveux rouges, qui se cherchait encore une place. Mais qui lui en offrirait une ? Finalement, sa place était peut-être en asile. Ou en prison. Ou sur la chaise électrique. Les doigts caressèrent le marbre avec lenteur et tendresse.

"Tu me manque, Pollo... Tu me manque tellement..."

Et les mains se joignirent, finalement, pour couvrir un visage sur-maquillé, ravagé par les larmes. Eva se laissait aller aux sanglots, pour la première fois depuis des moi. Elle n'avait pas pleuré pour Jiro, ni pour ceux qui étaient rentrés chez eux. Elle avait trop pleuré, pour Apollo Tässäon et Lancelot Perez. Et voilà qu'elle recommençait. Ses sanglots, gros et lourds, résonnaient dans ce cimetière comme autant de cris de banshees.

Un cimetière qui n'était pas vide, comme le pensait Eva. Comment aurait-elle pu voir cette brunette arriver vers elle, alors que ses mains couvraient son visage ?

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