. tout ça pour une cigarette . [Aaron]

La frayeur qu'avait pu ressentir la jeune fille s'était effacée. Comme un jour de pluie, des mots tracés à la craie. Elle ne ressentait plus rien, comme déconnectée. Aaron, lui demanda ce qu'elle voulait. Le savait-elle elle-même ? Mourir. Ou bien guérir. Ne plus voir la réalité tronquée. Obtenir la vérité. Les mots et la vérité. Pendant un temps, elle avait vécu pour ça. Avant que ce ne soit remplacé par la drogue et l'alcool. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Même plus une ombre, elle l'admettait. Dans sa tête tout était chamboulé. Plus aucun ordre ne régnait.
Des mots encore. Aaron qui parlait. Disait qu'elle n'aurait jamais ce qu'elle voulait. N'en était-elle pas consciente ? Que rien ne pourrait jamais la réparer ? Elle n'était pas une côte fêlée. Plutôt un vase brisée, laissant échapper son contenu. Vomissant ses souffrances au visage du monde, délaissant ce qui se passait à côté.
La réalité. Était-elle prête à la retrouver ? Elle qui passait son temps à la fuir.
Sans réfléchir, elle se leva et par réflexe regarda de nouveau en bas. Les élèves qui courraient de tout côtés. Se rendaient en cours ou au contraire séchaient. Se rejoignaient. Se quittaient pour mieux se retrouver. Laissant passer le temps, puis criant pour le rattraper. Mais le temps parti est perdu, et rien ne nous le ramène jamais. La jeune fille était bien placée pour le savoir.
Des années de perdues. Des années si longues contre celles, si courtes qu'il lui restait. Ou pas. Qui pouvait prévoir ? Elle sentait la mort proche, mais peut-être se trompait-elle ? Peut-être n'était-ce pas la sienne. Aujourd'hui, demain. Chacun pouvait y laisser sa vie. Pourquoi cette certitude qu'elle devait vivre à cent à l'heure ? Ne pas perdre un instant. Ne pas passer à côté des fêtes, ne pas rater les soirées. Ne pas oublier de se distraire. Ne pas perdre un instant. Jamais.

- Je veux ta réalité.

Oui, c'était ce qu'elle voulait. Il fallait profiter tant qu'on le pouvait. Pour l'instant, ça allait. Elle pouvait bouger, rire, pleurer, se réjouir, crier, s'étourdir. Et elle en avait envie. Pour la première fois, depuis des années. Elle voulait partager quelque chose avec quelqu'un. Pas juste rester dans son coin, vivre à travers une brume de couleurs magiques, et apprendre des langues magnifiques qu'elle n'utiliserait jamais.

- Jouer est ce que je préfère.

Depuis toujours et à jamais. Jouer représentait ce qu'elle était. Sa vie. Jouer pour avoir un but, pour rire encore et oublier de pleurer. S'abstenir de hurler. Refuser de se dissimuler. Jouer. Jouer. Jouer.

Jouer parce qu'elle le voulait, et que Swann Neige Kellerman obtenait toujours ce qu'elle voulait.

Ce type, Swann Neige, le connaissait. Il était dans sa confrérie. Un jour, il avait peut-être compté parmi ses amis. Mais la jeune fille en doutait. D'ailleurs, elle aurait été incapable de dire son prénom. Allan, peut-être. Un truc dans le genre. Peu importait au fond.
Il sembla surpris de la voir là, mais se rattrapa rapidement et vint s'asseoir à côté d'elle, à même le sol. Que voulait-il ? Jouer ? Ça, ça l'intéressait, mais le reste … Détails. Il pouvait bien faire ce qu'il voulait. Quoique. Comme s'il avait lu ses pensées, il s'empara de sa cigarette. Celle qu'elle avait tant peinée à allumer. Et l'écrasa. Comme ça. Brutalement. Cette fois, c'était à son tour d'être surprise, mais elle n'eut pas le temps de dire quoi que ce soit, qu'il prit la parole pour ne plus la quitter. Expliquant qu'ils avaient un point commun. Mis à part qu'ils s'acharnaient à ruiner toutes relations avec le commun des mortels, Swann Neige ne voyait pas lequel. Mais ses paroles avaient du sens. Pour la première fois, la jeune fille se sentait en harmonie avec ses mots. Ses mots qu'elle aimait plus que tout et qui de tout temps, étaient si mal utilisés qu'ils l'écœuraient. Les mots avaient un sens profond et les gens devraient les respecter. Mais non, on les entrechoquaient en litanie de paroles inintéressantes, on les brutalisaient, les agglutinaient les uns aux autres. Et ça finissait par former une bouillasse répugnante que les gens appelaient « conversation ».
Mais il arrêta tout à coup. Il la laissa dans son désarroi. Perdue entre ses mots et la magie. Le mégot rougeoyant doucement sous ses yeux. Étrangement atteinte. L'adolescente ne s'était pas senti aussi perdue depuis qu'elle avait appris le prix de sa vie, 3 ans plus tôt. Elle ne savait que faire, que dire. Ne voulait plus s'exprimer. Comme si, toute cette beauté l'avait rendu muette. Mais ce n'était qu'une expression de plus. Elle pouvait parler. Elle se contentait seulement de ne pas le faire pour ne pas tout gâcher.

Et soudain, sans qu'elle s'y attende le moins du monde, le Sigma Mu l'embrassa. Pas un baiser doux, non. Pas un baiser plein de sentiments, non. Parce qu'ils n'y auraient jamais rien de tout ça entre eux, ils n'en étaient pas plus capable l'un que l'autre. Juste par envie, comme ça. Parce que rien ne pouvait plus se dire après ça. Swann Neige ne le repoussa pas. Ne le frappa pas. Ne s'emporta pas. Elle, toujours si prompte à réagir, ne fit rien. Le laissa s'écarter. Pour une fois, elle avait perdu le contrôle. Comme avec la drogue. Comme avec le danger. Mais cette fois, c'était grâce au Sigma Mu.

Et contrairement, à la joie qu'elle aurait pu attendre, c'est la peur qui prit possession d'elle. Cela remettait en doute, tout son mode de vie, et elle ne pouvait pas se le permettre. Ce serait faire s'écrouler son monde aux couleurs enjouées. Ce serait comme si la musique dans sa tête s'arrêtait. Ce serait comme si les mots n'avaient plus de sens. Mais les mots avaient du sens et elle était effrayée.

- Qu'est-ce que tu veux, au juste, Aaron ?

Tellement effrayée qu'elle parvenait désormais à se rappeler du prénom de son camarade.

Swann Neige s'ennuyait ferme. Et quand elle s'ennuyait c'était mauvais. Pour elle, car cela lui laissait le temps de ressasser, et pour les autres, car elle était plus encline à faire des vacheries. Tout ce qui lui passait pas la tête, en somme.
Pour le moment, elle était assez tenté par un petit tour en haut des toits de l'école. Certes, on avaient pas le droit d'y aller. Et alors ?
Depuis quand, devait-on se conformer aux règlements ? Comment ça, « depuis toujours » ? Bof. Pour quelqu'un qui n'avait qu'une idée, faire ce qu'il voulait, quand il voulait … Ce n'était pas très important. Et ce que voulait Swann Neige, c'était une occupation.
Alors, elle monta et monta encore. Les toits étaient atteignables au prix de centaines de marches et de plusieurs étages à grimper. Mais ça laissait le temps de réfléchir.
A ce qui s'était passé sur la plage. A ses heures a boire et à fumer. A sa passion pour se foutre en l'air. A ses parents.
En parlant de ça, il aurait fallut qu'elle rappelle son père. Il avait encore tenté de la joindre plusieurs fois, après son accident de scooter. Bof. Elle le rappellerait un autre jour. Rien ne pourrait lui faire oublier qu'il avait accepté tout ce que sa mère lui avait fait. Pour ça, Swann Neige ne pourrait jamais être en couple. Trop de faux-semblants. Trop de souffrances mutuelles. De toutes façons, Swann n'était pas faite pour les relations quelles qu'elles soient. S'attacher c'est souffrir.
Elle n'en était que trop consciente.
Enfin arrivée. Enfin en haut avec cette vue sur les alentours. Les baigneurs de la plage, les bronzeurs du parc, les étudiants de la cour de l'établissement. L'eau qui scintillait et roulait au gré des vagues et en comparaison le calme du parc dont les arbres étaient à peine agités par la brise. Vert contre bleu. Unis contre l'uniformité grise du lycée.
Swann aimait ça. Elle aimait s'approcher du bord, très près, pour mieux voir les fourmis qui s'agitaient en tout sens quelques étages plus bas.

Aujourd'hui, pour la première fois depuis des années, Swann ne portait pas de robes. Un simple slim et une tunique grise perlée. Son excentricité résidait plutôt dans ses bijoux, grosses perles étaient au rendez-vous. S'asseyant en tailleur, dos contre la rambarde du toit, la jeune fille rejeta ses cheveux en arrière. Comme toujours détachés, il la gênait pour allumer sa cigarette. Et le vent n'arrangeait rien. Son briquet Gucci refusait de lui donner une flamme claire et haute, s'éteignant aussitôt qu'il s'allumait.
Lorsqu'enfin, elle réussit à tirer une bouffée, sa fumée bleutée lui tira un sourire. Sourire qui fut surpris par l'arrivée impromptue de quelqu'un d'autre sur les toits.