Cérémonie d’accueil • PIERCE Nolan B.

Nous sommes des bêtes, des animaux, du bétail. Qui en donnera le plus ? Qui saura distinguer les bons des mauvais lots ? Que suis-je ? Qui se battrait pour moi ? Je me souviens du procès. Je me souviens des yeux braqués sur moi. Je n’étais qu’un mineur, ce n’était pas quelque chose d’énorme et pourtant j’étais jugé. Comme ce soir. On vous regarde. On estime votre valeur. On veut savoir si vous dites la vérité. On veut entendre votre version des faits. Es-tu digne de cette confrérie. Je le pense… Pour une fois je suis sûr d’une chose. Je suis un mec sportif. C’est grâce à la discipline que j’ai réussi à canaliser mon énergie, à arrêter mes dépendances. Je sais que je pourrais rechuter à n’importe quel moment si je n’avais pas un exutoire. Le sport me délivre, il me décharge de toute cette rage qui s’est accumulée en moi depuis des années. Oui, de la rage. J’en suis bourré. Elle suinte de chaque parcelle de mon corps. Elle dégouline sur mon corps et fait fuir ce qui pourrait m’aimer. Ma rage m’a aveuglée pendant si longtemps. Elle m’étouffait. Elle broyait mon cœur. Elle me rendait dingue. Elle était présente à chaque instant de mes journées. Dès mon réveil quand mes paupières s’ouvraient, elle me soufflait de lui obéir. Elle était là dans ma tête. Elle me disait que la vie ne valait pas d’être vécue, qu’il fallait venger ma condition, que je n’avais à obéir à personne, que les lois n’étaient là que pour me rendre malade. Les lois ont fait de moi un enfant solitaire et orphelin. Les lois m’ont mené dans les pires foyers d’accueil. Tout ça parce que j’étais trop vieux puis trop difficile à gérer et encore trop vieux… Je suis né dans un cercle vicieux. Ma mère a ruiné ma vie dès l’instant où elle m’a mis au monde. Elle a ruiné celle de Judy en même temps… Comment est-ce possible ? Comment en arrivons-nous là ?

Je suis debout sur une scène face à des yeux rivés sur moi. Je suis jugé. Je suis catalogué. Je suis examiné. Remplis-je toutes les conditions nécessaires ? Quelqu’un s’intéresse-t-il à moi ? Suis-je assez bien pour eux ? Pensent-ils que je suis correspond à l’un d’entre eux ? Savent-ils ce que je cache ? Me connaissent-ils ? Veulent-ils de moi ? Des tas de questions embrument mon esprit mais je ne m’en fais pas. Je reste serein. Ce n’est pas la première fois que l’on me juge et ça ne sera sans doute pas la dernière. A chaque fois que je dis que je suis un ex taulard, j’ai le droit au même rituel. Un geste de recule, un regard horrifié puis une lueur de curiosité. Qu’ai-je bien pu faire pour aller derrière les barreaux ? Si seulement vous saviez… Vous n’auriez pas aussi peur ! Je ne suis pas mauvais. Je ne le suis plus. Le mec défoncé capable de braquer une villa toutes les semaines n’existent plus. Tout ça à cause de… Non. Je refuse d’aller sur cette pente glissante. Je refuse de m’attarder sur cette époque où mon corps était encombré de sentiments. J’étais aveugle à l’époque. Aujourd’hui… Aujourd’hui, j’ai changé. Je ne suis plus le même. J’en suis certain. Et pourtant…

Pourtant que je l’ai vois commencé à débattre sur mon cas, j’ai des doutes. J’ai envie de leur dire que ce n’est pas la peine de s’en faire pour moi. Après tout, je ne mérite pas tant d’attention. Le silence est rompu par un gars de la confrérie. Il a l’air d’être plutôt je-m’en-foutiste. En fait je le vois bien dans son regard lorsqu’il demande un verre. Il sait que les autres suivront. Une bonne action ? Sans doute… Il semble vouloir débloquer la situation et je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose. Ils commencent tous à dire un nombre de verres. Ils enchainent chacun leur tour. Je ne parviens pas à distinguer clairement leurs visages. La lumière est à leur avantage. Mais je ne sais vraiment pas ce que je dois penser de toute cette scène. C’est surréaliste. C’est n’importe quoi…
C’est lorsque je croise le regarde de Rose que mon esprit s’emballe. Cette fille… Elle est tout simplement adorable. Elle est douce, honnête, mignonne et me semble presque fragile. J’ai ce besoin constant de la protéger. Mais c’est à peu près le cas pour toutes les filles qui ont l’âge de Judy. C’est plus fort que moi. J’imagine ma petite sœur à leur place et je me dis que je ne supporterai pas de la voir ainsi. Alors j’agis… Je protège. Je peux être lourd avec ça parfois. Mais lorsque Rose fait de moi un modèle… Non. Non, je ne peux pas l’accepter. Je ne vais pas crier sur tous les toits que j’ai fait de la taule. Je ne suis un modèle pour personne. Alors oui je suis parfois gentil, motivé, déterminé. Je passe mon temps à faire du sport, à étudier, lire des bouquins. Je suis volontaire chez les sauveteurs de la plage du lycée. Je bosse en tant que barman dans un bar de la ville. Oui, je fais beaucoup de choses et je n’en meurs pas. Mais je ne suis pas un exemple. Loin de là. Je suis violent. Je n’ai aucun projet d’avenir. J’ai un rendez-vous chez mon contrôleur judiciaire tous les jeudis. Je suis loin d’être bien… Cette personne mauvaise que j’ai été durant toute mon adolescence, elle est encore là. Elle est peut-être bien cachée mais je sais qu’elle n’attend qu’une chose. Elle attend un geste de ma part pour pouvoir enfin ressortir. Je ne suis pas un exemple et j’aimerai le crier à Rose lorsqu’elle mise 6 bières pour ma personne. Six…  Je me demande comment elle va bien pouvoir faire pour les avaler. Je veux prendre la parole et lui dire que ce n’est pas la peine d’en faire autant pour moi. On ne sait jamais battu pour moi… C’est ça le problème en fait. Ma mère est morte d’une overdose alors que j’avais quoi ? Six ans à peine… Mes familles d’accueil ne m’ont jamais aimé. Ils auraient été capables de me laisser crever sur une aire d’autoroute. Mes potes de l’époque m’auraient volontiers abandonné sur une scène d’un crime pour s’éviter de la prison. Et la seule personne que j’ai vraiment aimé, a témoigné contre moi lors de mon procès.
Bref. Personne ne s’est jamais battu pour moi. Rose avale les bières d’une traite. Je sens qu’elle lutte pour ne pas s’arrêter en cours de route. Je tiens bien l’alcool mais je sais que ce qu’elle fait est un petit exploit. Je me demande ce qu’il lui est passé par la tête pour proposer un chiffre aussi grand. Je l’admire et la déteste en même temps pour cela. Je veux lui dire d’arrêter mais je sais que je n’ai pas mon mot à dire dans cette cérémonie. Alors j’observe en silence.

Que se passe-t-il maintenant ? Ils vont continuer les enchères ? Elle en a proposé beaucoup. Même la fille qui a bu cinq verres n’est pas parvenue à faire plus que Rose. Je dois être heureux ou triste ? Je ne sais pas à quoi cela mène. Je ne m’y connais pas en confrérie. Je n’ai pas lu le manuel du parfait Rho Kappa. Je ne sais pas ce qu’il m’attend et j’ai la mauvaise impression que ça ne va pas être bon… Pas bon du tout même ! Au moins, ils ne m’ont pas posé de questions sur moi. Ils n’ont pas tenu à ce que je dise tout dans les moindres détails. Ils n’ont pas mené non plus leur petite enquête. C’est une bonne chose, non ? Tout cela restera secret… Je resterai un membre comme les autres et on ne m’accusera pas du vol des chaussettes de Monsieur je me barre en plein milieu de la cérémonie. J’ai presque envie de le baffer ou alors de le suivre. J’ai l’impression que lui et moi, on ne va pas s’entendre à merveille. Mais on verra bien. Seul l’avenir nous le dira !

Ça fait déjà bientôt deux ans que je ne suis plus derrière les barreaux. Je suis à l’université depuis deux ans. J’ai choisi ma confrérie. Je m’y sens bien… Pourtant, je n’ai jamais osé faire ce pas. Celui de la fameuse cérémonie. Ce n’est pas que ça me faisait peur ou quoi que ce soit… J’ai vu bien pire dans ma vie. Mais j’ai un peu l’impression que c’est me réduire à quelque chose. Je serais un peu sous les ordres de quelqu’un. J’aurais un mentor. Et pourquoi faire ? Pour me réduire à l’esclavage et obéir à tous ses ordres ? C’est un peu pour ça que je n’ai jamais fait le pas. Ma liberté, j’ai réussi à la récupérer. Je n’ai pas envie de l’envoyer valser dès la première occasion. J’y tiens. J’aime pouvoir me dire qu’aucune chaine ne me retient. Aucune sauf les lois, mon contrôleur judiciaire, la police à mes trousses si je sors de l’État… Bref, presque rien.
Mais en cette fin d’année, j’ai décidé de faire le pas. Pourquoi ? Je me suis dit que ce serait sans doute pas mal si je me liais d’amitié avec quelques personnes de ma confrérie. Ce n’est pas mon genre. Je ne suis pas un type souriant et hyper sociable. Pour moi, ça ne sert à rien de faire copain copain avec un pauvre lycéen. Surtout avec un héritier qui n’a jamais vu un délinquant de sa vie. Non, tout n’est pas rose. Nous ne vivons pas dans un monde où l’argent coule à flot. Je n’ai pas eu la chance de goûter le moindre homard ou caviar. Je n’ai pas de Rolex ni de Ferrari. J’ai vendu de la drogue pour me faire un peu de fric. J’ai fait quelques braquages pour me socialiser… Faire cérémonie, ça ne doit pas être plus compliqué ? Les gens sont juste différents… Si j’arrive à m’adapter aux situations les plus critiques, peut-être pourrais-je réussir à faire ça correctement ce soir. Peut-être…

Avoir de nouvelles fréquentations… C’est pour cela que je me retrouve à attendre l’autorisation d’entrer dans la salle commune. Je ne sais pas à quelle sauce ils vont me manger mais je suis sûr que cela pourra m’en apprendre un peu plus sur eux. Je ne suis pas le seul à attendre mon tour. Il doit être une heure du matin… Si seulement jamais une montre !
Je sens une certaine tension envahir la pièce. Tout le monde est assez stressé par ce qu’il nous attend. Je respire un bon coup. Je n’arrête pas de me dire que ça ne peut pas être pire que ce que j’ai déjà traversé. Et puis, au pire si ça se passe mal ce n’est pas la fin du monde ! Ce n’est pas comme si ma vie dépendait de cet instant. Tout ce qui compte, c’est que je sois accepté. Juste pour pouvoir montrer à mon contrôleur et à la psychologue que la taule ne m’a pas transformé en monstre assoiffé de sang. Je ne suis pas un outsider. Je suis juste un gars qui sait se faire discret et qui essaye de ne pas attirer d’ennui. Si j’arrive à me faire une place dans la confrérie des sportifs… Je pourrais montrer à tous ceux qui ont des préjugés sur mon parcours que je suis comme les autres.

C’est mon tour. Une voix m’appelle et je pénètre alors dans la salle commune. Celle-ci a été transformée pour l’occasion. Une espèce de scène, ou plutôt un podium, prend pas mal de place. Je comprends alors que je dois monter dessus. Défilé ? Ils m’ont pris pour quoi ? Une nana anorexique vivant pour les défilés de mode ? Je suis un Rho Kappa pas une Eta Iota ! Sinon je n’aurais jamais mis mon vieux jean et un de mes nombreux tee-shirts blancs. Certains des membres de la confrérie se comportent comme les rois du monde. Je comprends que ce sont eux qui prennent les décisions. Ils ont une veste remplie de badge. Je trouve ça de mauvais goût mais ne dit rien. Je les aime bien les Rho Kappa… Je ne vais pas commencer à les critiquer tout de suite ! Surtout lorsque mon regard croise sur son passage une fille vêtue en soubrette. Dans ce cas… Je ne peux pas critiquer du tout !
Un sourire se glisse sur mon visage. On me tend un verre de whisky que j’avale d’une traite. J’adore cet alcool irlandais. Ça change de la vodka que les jeunes boivent à toutes les sauces dans les soirées. Un bon whisky. Simple et efficace. Comme ce que sera ma présentation. « Bonsoir à tous. Je suis Nolan Pierce. J’ai 22 ans. Ça doit faire cinq ans que je suis en Floride… Je suis à l’université de Wynwood en sport. Je pratique particulièrement la boxe et le basket. Je ne passe pas une journée sans faire du sport. Généralement je cours tous les jours matin ou soir. Je vis pour le sport... Je ne pourrais pas m’en passer. »
J’essaye de me montrer sûr de moi. Mais je ne suis pas pour autant arrogant. Je parle d’une voix posée. Je ne sais pas ce que je dois dire exactement. Dois-je continuer ? S’il faut me vendre… Autant y aller à fond ! J’inspire une bonne bouffée d’air puis continue mon monologue. « Le basket m’a appris l’esprit d’équipe. On n’est jamais seul, on doit savoir faire confiance en aux partenaires et c’est une règle que l’on se doit d’appliquer dans nos vies. La boxe m’a permis de m’endurcir, de savoir voir venir les coups…» Je souris légèrement. Avant, je frappais sans réfléchir. Je me lançais tête baissée vers un ennemi. Je me laissais aveugler par ma rage. J’ai fait de belles conneries à cause de ça. En y repensant, je vois à quel point j’ai muri. Je ne suis ce gamin paumé cherchant sa place. Je n’ai peut-être ni famille, ni héritage, ni souvenirs joyeux d’enfance… Mais je n’ai désormais plus l’intention de me venger de cette vie. Au contraire, j’ai décidé de la changer. Je fais de mon passé, de mes blessures et de ma rage une force qui me permet d’avancer au quotidien. Je les vois venir les coups désormais et je sais les contrer !

« Je sais que j’ai ma place ici. Maintenant, j’espère avoir réussi à vous en convaincre vous aussi ! »