L'alcool ne noie pas toutes les peines [PV Lula]

La jeune femme me répond clairement qu’elle n’avait aucun problème avec l’humidité. En réalité elle vient tout droit de l’autre côté de l’océan. Une anglaise ! Je souris mentalement à cette pensée. Comme elle me le fait remarquer, son accent s’entend légèrement mais j’étais trop occupée à l’admirer pour l’entendre. Les anglais… Dans un sens, c’est sûr qu’elle doit préférer Miami. Oui, on a des moustiques, des orages, des marécages mais bon… C’est quand même beaucoup moins de pluie et de froid qu’en Angleterre ! Pour moi, là-bas c’est le grand Nord. Un peu comme New-York… Je me demande si je m’habillerai de la même façon dans une fille plus froide. Après tout, avec un petit temps d’adaptation, je suis sûre que mes shorts, mes débardeurs, mes collants, mes jeans troués feraient très bien l’affaire. J’ai beau réfléchir je ne me souviens pas d’avoir porté un jour une doudoune. C’est fou ça ! En même temps, ce n’est pas une grande perte…

« Sans vouloir te vexer, j’ai toujours trouvé l’accent des anglais un peu prétentieux… Genre nous avons une reine et le Big Ben et nous vous avons colonisé. »
Je finis en imitant grossièrement l’accent anglais. Je sais que je suis très nulle pour ça mais bon… Il fallait que je le dise. « Mais bon, il est toujours plus classe que notre façon à nous de parler… Mais c’est sûr que le choc climatique avec Miami ne doit pas être trop déplaisant ! »
Elle m’avait confié aimer notre douce Floride. « Et c’pas que j’aime pas la Floride, hein ! J’ai rien contre… J’ai juste envie de voir un nouveau paysage. Je crois que je fais une allergie aux palmiers. »
Et aux filles en bikini en passant. C’est fou comme cette ville regroupe des gens absolument insupportables. Gros 4x4, coupés cabriolés, chirurgie plastique, vêtements beaucoup beaucoup trop courts etc etc… Parfois j’ai envie de faire des scandales en pleine rue face au spectacle consternant que m’offrent les habitants de Miami.

« J’suis chez les Alpha Psi, en fait… »
Répondis-je finalement à sa dernière question. Les Alpha, c’était un peu une évidence. Comment aurais-je pu ne pas rejoindre le groupe des artistes quand on essaye d’en devenir une. C’est vrai que j’ai eu peur de me retrouver avec une fausse bande de hippies utopistes passant les trois quarts de leurs soirées à jouer de la guitare autour d’un feu. Non merci ! J’ai également craint de me retrouver avec des personnes ni connaissant rien mais se considérant extrêmement bons. Ou même des jeunes qui perceront, ou qui ont déjà percés, car papa à des contacts avec une galerie d’Art ou une maison de disque… J’ai eu beaucoup de craintes. J’ai tenté de voir ce que proposaient les autres confréries. Les Sigma Mu auraient correspondu avec ma façon de penser. Mais mon père m’a demandé de changer, il m’a dit que je devais m’assagir, faire de mon mieux pour que ce lycée soit mon dernier… Et je suis certaine que les rebelles ne m’auraient pas aidé à ça. Au contraire ils auraient fait ressortir encore plus le diable qui sommeille en moi. Alors je n’avais pas eu le choix… « J’ai hésité à aller chez les Lambda, les neutres, mais j’ai eu peur de me retrouver avec des gens tous différents représentant absolument rien et ne se calculant même pas…»
Les laissés pour compte, les déchets des confréries, ceux dont personne ne veut… Bref, rien de très réjouissant en somme ! Je bois une gorgée avant de lui retourner la question : « Et toi ? »
J’enchaîne presque aussitôt comme si un éclair de génie venait de me frapper : « Au fait, merci pour le verre !»

La brunette se présente. Grace… Elle s’appelle Grace. Un prénom plutôt joli. Au moins, il veut dire quelque chose et pas des moindres… Ce prénom respire l’élégance et étrangement cette fille aussi. Bien que complètement anéantie et dévastée, elle parvient à émaner une aura de raffinement. C’est sans doute ce qui l’a rend encore plus captivante. Elle semble être deux personnes à la fois. La tessiture de sa voix, son ton lointain mais pas hautain. Elle semble se désintéresser et s’intéresser en même temps à ma personne. Grace… Grace… Grace… J’essaye de répéter son prénom, de la redessiner mentalement, de voir ses traits principaux.
Ce qui est le plus incroyable, c’est que cette fille puisse être dans ma classe. En arrivant dans ce bar tout à l’heure, j’étais incapable de lui donner un âge ou même un visage précis. Elle n’était qu’un spectre noir, un fantôme, une présence dominant l’espace par sa noirceur et son calme. Et là, elle s’appelle Grace, elle est à Wynwood, elle a probablement un portefeuille bien rempli, des fringues sur mesure, le même âge que moi voir un an de moi étant donné que j’ai redoublé. Elle put perdre ainsi tout son mystère et pourtant ce n’est pas le cas. Elle arrive à capter mon attention d’une manière différente. Elle parvient à stimuler mon inspiration depuis que j’ai franchi la porte de ce bar. Des tas d’idées trainent désormais en moi. Je sais que je vais regretter de ne pas les avoir réalisés sur le moment. Car d’avance je connais très bien ma réaction quand je me mettrais à l’œuvre plus tard. Certains détails auront disparu. Je ferais face à un immense puzzle dont il manque pas mal de pièces. Et puis… Tout me paraîtra beaucoup moins clair, moins exceptionnel qu’à l’instant présent. Une chose est sûre, je ne vais pas dormir de la nuit. Quand je rentrerai à l’internat, je vais m’acharner sur mes planches à dessin. Personne ne pourra m’arrêter.

La jeune femme m’annonce par la suite que le verre est mon cadeau de bienvenue. Pas mal. Elle prend par les sentiments ! Je crois que je vais bien l’aimer cette fille. S’il le faut demain matin, j’irais tenter de m’asseoir à côté d’elle en cours. Enfin… Tout dépend de la tournure des évènements. C’est parfois mieux de garder une certaine distance avec l’objet faisant naître l’inspiration. Peut-être même qu’il s’avèrera que cette fille est cruelle, méchante, naïve, stupide, dragueuse, pot de colle et j’en passe. Peut-être qu’elle me demandera de brûler toutes mes toiles où elle est représentée car elle trouve que c’est une atteinte à sa vie privée et patati et patata. Bref, je précipite un peu trop les choses.

« Tu viens de Miami ou… ? » Elle laisse sa phrase en suspens. Le dernier mot s’étire dans la vie. Ou quoi ? Son sombre regard quitte le mien pour se fixer un peu plus bas. Je baisse également les yeux pour voir la cible en question. Mon appareil photo. « Oh ça !» Mes mains l’empoignent un peu plus et je fais glisser alors la cordelette autour de ma tête. Comme un collier que j’enlève, je viens déposer mon précieux appareil sur le zinc du bar.
« J’ai grandi à Miami, je connais chaque rue par cœur, sauf les endroits touristiques et le centre d’affaire… C’pas vraiment mes coins favoris. » J’attrape mon verre pour boire une nouvelle gorgée d’alcool. J’aurais bien aimé dire que j’ai toujours vécu ici depuis ma naissance, mais qu’est-ce qui me fait croire que c’est vrai ? Peut-être que ma mère a accouché à New-York, Chicago, Las Vegas, Vancouver, Paris, Madrid… Qui sait ? J’ai été adoptée par un couple vivant en Floride, n’ayant pas d’histoires, ne comptant pas déménager… En fait, me demander d’où je suis n’est pas la question la plus passionnante. Grace va vite comprendre que je ne suis pas quelqu’un de très intéressant. Mes mains viennent à nouveau glisser jusqu’à mon appareil photo. « Et toi ? T’es d’ici ? Ou tu t’habitues au climat en regrettant de te retrouver dans l’état d’Amérique composé des trois quarts des retraités de la population, la totalité des moustiques et un taux d’humidité élevé durant certaines périodes, ce qui s'avère parfait pour les cheveux lisses !?» Oui, dit comme ça on pourrait presque croire que je n’aime pas la Floride. Nous avons des températures agréables, de jolies plages de cartes postales, des palmiers plantés dans chaque rue, des filles se promenant en bikini dans les rues l’été, des périodes de grands orages voir de tempêtes, des marécages, pleins de marécages… Bref, c’est attrape touristes et vieux. On dit qu’il y fait bon vivre. Le taux de criminalité n’est pas exceptionnel bien qu’il y ait pas mal de ressortissants cubains. Bref… Je me suis toujours dit qu’ailleurs devait être plus intéressant. J’ai fait le tour de cette ville. Elle me réserve sans arrêt des surprises mais… Ce n’est plus comme avant, ça a fini par perdre de sa magie, son sens. J’aimerais tellement avoir une vie de bohème. Pouvoir parcourir les routes sans buts précis me fait rêver. J’aimerai pouvoir voyager au gré du vent, de mes envies, mes passions, en fonction des paysages.

Une voix s’élève à son tour pour demander une autre vodka. Une voix féminine… Mes yeux glissent sur ma voisine. Elle s’est tournée vers moi et ainsi positionné son visage est en pleine lumière. Je peux alors admirer les traits fins qui la dessinent. Je ne réfléchis pas à reconnaître ce visage selon mes souvenirs comme le fond la plupart des gens normaux… Ils voient quelqu’un, ils photographient mentalement son apparence et y collent un prénom. Ils font appellent à leurs souvenir pour reconnaître une personne et lui parler. Ils s’habituent à son apparence, le visualisent mentalement et le grave ainsi dans leur pauvre petit cerveau. Je ne fonctionne pas comme ça. Pour moi, le visage d’une même personne pourra être différent à différent moment de la journée. Les ombres changes, la lumières s’accrochent différemment à la peau, les pupilles sont plus ou moins dilaté, les yeux reflètent une envie particulière, la bouche prend une forme irrégulière, les cheveux s’amusent et dans au gré du vent. La représentation d’une personne ne peut être fixe. Mon seul moyen pour reconnaître quelqu’un c’est de m’appuyer sur ses traits. J’essaye d’effacer tout ce qui peut obstruer mon champ de vision pour ne me concentrer que sur la base. Un menton, un nez, une mâchoire, la forme des yeux… Et je dois avouer que j’ai peut-être déjà vu cette fille quelque part. De plus près, elle fait beaucoup plus jeune que ce que j’avais imaginé. Sa peau est lisse, clair, ses yeux reflètent une certaine tristesse. Il y a quelque chose en elle qui semble brisé. Elle transpire la tristesse. Elle respire le malheur et la haine. Elle m’inspire. J’ai envie d’attraper un crayon et de la dessiner. J’ai envie de faire d’elle ma muse, de la peindre, la photographier. Elle ressemble à une boîte de pandore. Un magnifique coffre refermant le mal absolu.
Je sais que je tire des conclusions hâtives. Et je me moque que ce soit vrai ou pas. Qui ira chercher si derrière un tableau il existe vraiment les sentiments retranscrits. Bien des peintres ont fait passer leurs messages au travers d’une toile. Peut-être que je vois ce que j’ai envie de voir. Cette fille a peut-être une vie rêvée et est très heureuse. Je m’en fous que ce soit vrai ou non ! Tout ce qui compte c’est cette démangeaison au niveau de ma main. Cette envie de gribouiller sans m’arrêter. Vous savez ce que c’est ? Se lancer dans un tableau… Être pris dans le tourbillon de ses pensées, ne plus pouvoir s’en sortir. Vous connaissez cette sensation ? Quand l’inspiration vous aveugle et vous fait faire des choses dont vous ne vous rendez même pas compte… C’est tellement prenant, tellement fort que ça devient très vite addictif. Pire que n’importe quelle drogue… Vous vous demandez pourquoi les artistes ont souvent été accros à des substances illégales ? Parce que ça nous permet de retrouver ça… L’inspiration. Ça nous ouvre les yeux, ça nous emporte, ça nous plonge dans le tourbillon. Ce n’est pas le genre de choses que l’on démarre d’un claquement de doigt. Alors un petit coup de pouce… Comment ne pas y penser ?

Le serveur revient avec nos verres. La jeune femme annonce qu’elle payera les consommations. Je dois avouer que ça m’arrange bien. Mon père m’a dit qu’il n’allait pas me donner d’argent de poche durant mes premiers mois à Wynwood. Selon lui c’est la meilleure solution pour que j’arrête de sortir, que je ne passe pas de soirée à écumer les bars, que je n’achète pas de bombe de peinture pour taguer les murs. A-t-il déjà oublié que j’ai réussi à obtenir un salaire comme danseuse dans un club Burlesque ? A-t-il oublié cet affreux moment où il m’a vu dansé en petite tenue et qu’il m’a trainée de force à la maison ? Moi, je n’ai rien oublié. Ce fut le moment le plus humiliant de ma vie. Ce fut le soir où je lui ai avoué que je savais pour l’adoption. Ce fut le jour où j’ai pour la première fois balancé tout ce que j’avais sur le cœur. Ma haine, ma détresse, ma colère, ma tristesse. Je suis une putain d’enfant adoptée dont la mère n’a pas voulu. Sans doute parce qu’elle savait d’avance que je n’étais qu’une ratée… Je suis la petite gamine récupérée par un couple qui ne lui a jamais avoué la vérité alors même qu’elle a 19 ans. Quoi ? C’est si mal que ça ? Je suis si idiote pour comprendre ? Ils ne m’ont jamais aimé c’est sûr… Ils n’ont fait que de me mentir… Ils n’ont jamais rien fait pour me dire de me calmer. Je leur ai fait vivre les pires atrocités et même ça, ça ne les faisait pas réagir…

« Lula, c’est bien ça ? Moi qui pensais être la seule élève de Wynwood à fréquenter ce vieux…ce bar. » J’attrape la glace que ramène le serveur et l’appuie contre mon front. « Faut croire que Wynwood n’abrite pas que des fils de riches trop froussards pour sortir de leur lit en plein milieu de semaine… » J’hausse les épaules et attrape le verre d’alcool pour un boire une gorgée. « Excuse-moi mais… On se connait ? » Elle connaît mon nom, elle est de Wynwood. Ok. On a sans doute dû se croiser, peut-être même se parler rapidement. Mais depuis que je suis arrivée j’ai eu pas mal de personnes à aller voir, j’ai bousculé aussi pas mal de monde, j’ai dû en faire chier d’autres et je me suis présentée à ma magnifique classe d’hypocrites. Alors, oui, je dois avouer que je ne me souviens pas d’elle. Je suis humaine après tout…« Si c’est l’cas, on fera comme si c’est la bosse que j’ai sur la tête qui m’a fait oublier nos premières présentations au lycée… Si ça t’dérange pas…» Et au pire, tant pis ! Elle n’a qu’à se vexer si elle veut. Et si c’est le cas, elle prouvera qu’elle n’est qu’une de ces étudiantes idiotes du lycée. Ça m’attristerait que cette muse en soit une mais bon… Ça m’expliquerait aussi pourquoi je ne me souviens plus d’elle.

Vous me direz, qu’est-ce qu’elle fout encore là cette gamine. Elle n’a rien d’autre à faire que de trainer dans les bars toutes les nuits ? Et bien… Non je n’ai rien d’autre ! Je pourrais évidemment rester bien sagement dans cette foutue prison que mes parents appellent internat mais ce n’est définitivement pas pour. Depuis que je suis arrivée à Wynwood, je compte les jours. Ils semblent tous se suivre et se ressembler. Il n’y a aucun mystère, aucune aventure, aucun attrait. Alors oui, j’ai compris la leçon. Je dois arrêter de me faire virer de tous les bahuts du monde. Je dois arrêter de danser sur la scène de Burlesque devant quelques pervers pour me faire par moi-même de l’argent de poche. Je dois arrêter de claquer les portes, de crier après mes parents adoptifs et d’haïr le monde entier. Je sais très bien qu’il faut que je calme le jeu, que je trouve ma place et surtout que j’arrête de sécher les cours pour avoir une bonne moyenne. Sans ça, je perdrais ma bourse et par conséquent je n’aurais plus d’avenir. Mon père a été malin pour une fois. Il a choisi le lycée de la ville qui avait la capacité de m’ouvrir les plus grandes portes. Diplômée de Wynwood High School grâce à une bourse d’étude. C’est sûr que sur ma candidature pour mon école d’art, ça le fera forcément. Mais comment voulez-vous que je survive dans cet univers de strass et de paillettes ? Ils sont tous beaux, souriants, riches, hypocrites. Ils cachent leurs failles derrière des vêtements de grandes marques et ne présentent aucun intérêt. Je ne me ferais jamais d’amis là-bas. Mais surtout, je ne pourrais jamais y trouver l’inspiration. J’ai besoin de cette dose d’obscurité, de malheur et de tristesse que procurent les rues des quartiers malfamés. C’est là-bas que je suis dans mon élément. Tout m’y apparaît d’une beauté que peu de personnes ne peuvent remarquer. Je suis comme ça moi… J’ai besoin d’obscurité dans ma vie. Je suis hantée par la présence d’une mère biologique. Son ombre me colle à la peau. Je me demande toujours qui elle pouvait être, ce qui la passionnait, la faisait vibrer. Dans un sens, je suis vraiment hanté. Et c’est dans ces lieux que je découvre le plus facilement des gens comme moi. Ici, les gens se camouflent d’une manière différente. Peut-être qu’un jour je m’attarderai sur les côtés cachés des élèves de mon lycée. Mais pour l’instant j’ai besoin d’un retour aux sources.

Dans mon sac en bandoulière se trouve mon carnet à dessin, un trousse, du fusain. Je m’arrête un instant et pointe l’objectif de mon appareil photo de l’autre côté de la rue. Un homme, capuche sur la tête, avance tête baissé. Je prends le cliché. Bref moment de notre histoire éphémère. C’est une des choses que j’ai dans la photographie. Elle capture des moments présents pour les graver à jamais dans le futur. Ils resteront alors comme des petits bouts du passé venant nous rappeler l’instant présent, le changement, nos anciens sentiments. Je continue ainsi à marcher encore et encore sans but précis. Je finis par apercevoir au loin la devanture d’un bar. L’endroit parfait pour me poser un instant, pour un truc, me réchauffer et repartir sur les chapeaux de roues. Quitte à boire un peu trop, rentrer trop tard et ne pas me réveiller demain matin. Ce n’est pas grave. Enfin si mais… Une fois de temps en temps ? Ou alors je dormirais en classe… Ils ne pourront pas dire que je sèche !

Je pénètre dans le bar. En poussant la porte, je me fais la remarque que j’aurais adoré vivre à l’époque des Western. Pas parce que j’aurais été réduite au silence à cause de mon statut de femme mais pour avoir la chance de pouvoir pousser ces portes battantes. La grande classe ! J’esquisse un micro sourire de quelques secondes en y pensant. Je hais sourire. À quoi bon le faire ? Ça ne sert définitivement à rien à part à nous rendre ridicule.
Mes yeux azurés se posent instantanément sur une figure fantomatique assise sur une chaise haute. Le serveur lui apporte un verre et je suis captivée par sa présence. Il y a quelque chose en elle de brisé. Je le vois directement. Peut-être parce que je le suis aussi.
Sans vraiment m’en rendre compte, je me retrouve en train de la photographier. Je regarde le résultat. J’avais programmé sr du noir et blanc, la luminosité est parfaite. Il y a juste ce qu’il faut de lumière qui tombe sur son visage. De profil, elle semble belle et énigmatique. Je lève à nouveau les yeux vers elle. Je suis une fonceuse, je n’hésite jamais. Pourtant, là, je n’ose pas aller m’asseoir à côté d’elle. Sa présence est si mystique que je n’ai pas envie de troubler le tableau. J’ai presque envie de la dessiner sous tous les angles, de faire plusieurs photos, d’être invisible pour l’observer de plus prêt.

Un mec complètement bourré veut sortir précipitamment dehors pour… Je n’ai même pas envie d’expliquer pourquoi il court vers la sortie. Évidemment, il est trop préoccupé par ses petites affaires, qu’il ne s’aperçoit pas vraiment que je suis sur son passage. Prise au dépourvu, je n’ai pas le temps de réagir. Il me bouscule et je tombe lamentablement au sol. Je ne me rattrape pas avec les mains. Non, je me laisse tomber avec pour seul objectif : protéger mon appareil. Quitte à être blessée, je préfère que cette relique si précieuse soit intacte.
Je suis donc là, au sol. Une affreuse douleur se fait sentir au niveau de mon crâne. Je passe ma main sur mon front, je me suis cognée contre l’angle d’une chaise. Quelques perles de sang viennent tomber de ma tête mais je m’en moque, j’ai sauvé mon Précieux.

Je me relève. « Connard. » Doucement je viens m’asseoir au bar. « De la glace s’il vous plait ! Et une vodka» Si je ne mets rien maintenant, je vais me réveiller avec une énorme bosse demain matin. Je me retrouve là, assise à côté de la femme en noire, blessée, l’appareil photo entre les mains.