(TERMINÉ) Une rencontre très inattendue || feat. Enoria

Le pauvre me menaçait. Et il allait le regretter. On ne rigole pas avec moi. C’est ça qui m’avait fait « mourir ». Des menaces. Et maintenant, j’étais suffisamment tenace pour y résister. Personne ne savait qui j’étais réellement, personne ne sait qu’elle est ma véritable histoire. Sauf lui. Pour l’instant, je n’ai donc pas à m’inquiéter. Il n’a aucun pouvoir sur moi, alors que nous sommes seuls dans ce couloir vide. Il ne peut rien me faire. Moi, si. Il m’a déjà fait craquer une fois, il n’y parviendra pas une seconde fois. Je l’avais prévenu.

On ne jouait pas avec moi.

Il ne me draguait pas. Il ne me voyait pas. Comme si je n’existais pas. Comme si je n’étais pas une fille, et lui, un garçon. C’était un gay, à coup sûr… non ? Enfin, je n’avais pas à m’interroger, en mon fort intérieur, je le savais. Autrefois, le regard des garçons se posait sur mes courbes. Certains devenaient même insistants. Et aujourd’hui encore, malgré mes courts cheveux, j’en surprenais quelques uns à me regarder. Mais lui, Neil… Non… Depuis le tout début, il me regardait comme si j’étais un animal. Enfin, en quelque sorte.

Mes pensées sont mélangées. Où en suis-je ? Nulle part. Je suis morte. Où suis-je ? Dans un couloir sombre, face à un inconnu qui connait l’un des secrets que j’essaye de cacher. Pourquoi suis-je ici ? Parce que je ne suis qu’une idiote qui voulait goûter une seconde fois à la vie. Mais ce n’était pas ça la réponse. Pourquoi étais-je réellement venue ici ? Pour le revoir. Josh. Pour la revoir. Cette enfant que j’avais abandonné. Pourquoi l’avais-je fait ? Parce qu’on m’avait menacé. Parce qu’on nous avait menacé. Cette petite enfant fragile que je portais et moi. Pourquoi nous avait-on menacées ? Je ne l’avais jamais su. Mais j’étais partie, abandonnant les deux seules personnes qui devaient m’aimer dans ce bas monde. Et où en suis-je maintenant ? Nulle part. On me prend pour morte. Et j’ai tout perdu.

Je lève les yeux vers Neil. J’en ai marre de ces questions stupides. Il m’énerve. Je veux en finir, maintenant. Je voudrais partir. Rejoindre le confort de ma chambre d’hôtel. Serrer Skip dans mes bras. Ne plus sortir de cet univers de confort que je me suis créée. Mais je ne peux pas. Je ne peux faiblir devant lui. Je dois être forte, avoir le regard droit. Ne pas baisser les yeux. Rester en force. Je plante mes yeux dans les siens. Je n’ai plus le contrôle de moi. C’est lui qui l’a. Il a tout. Je n’ai plus rien. Il doit être ici depuis longtemps. Il doit avoir des alliés, des gens qui peuvent l’aider en temps de crise. Moi, je n’ai rien. J’ai tout perdu. Et je n’aurais pas du revenir ici. C’était stupide. J’avais alors fait la seule chose qu’il me restait à faire ; m’enfermer dans ma coquille et attaquer. Je lui avais demandé s’il était gay, en connaissant déjà la réponse. « T’as fait vite pour le comprendre ! » Je soupire avant de lui répondre, d’une petite voix : « C’était évident. Si c’est un secret, t’as intérêt à devenir un meilleur comédien. » Quelques secondes passèrent avant que le brun ne rajoute : « Non sérieux c’est vraiment stupide tout ça. Tu peux bien me di… » Un bruit sourd interrompit le silence qui nous entourait. Des claquements rapides, d’une personne frustrée. Je me retournais. La bibliothécaire. Merde. Et elle était folle de rage. « Vous deux, qu’est-ce que vous faites encore ici ? » Son ton colérique me fit grincer des dents. Ça allait mal pour nous. Très mal. « Je vous avais dit il y a de cela une dizaine de minutes, de partir chez le directeur !
- Euhmm… Ouais, on a eu un petit problème euh… Ouais, un petit problème et on a pas pu y aller. »
Je lui adresse un petit sourire, mais son froncement de sourcils ne fait que s’accentuer. « Gardez vos excuses inutiles pour vous, Miss. Je vous accompagne moi-même chez le proviseur. » Je jette un regard au jeune homme. On en reparlera plus tard, c’est évident. En attendant, je dois me sortir du trouble. Mes lèvres murmurent silencieusement un « désolé » pitoyable. Et quelle chance que la bibliothécaire ne nous ai pas pris par le bras. Alors qu’elle commence à marcher vers l’avant, je recule de deux pas avant de m’élancer rapidement vers l’arrière. Un dernier regard désolé à Neil et je tourne le coin, avant de dévaler les premières marches. Derrière moi, j’entends les paroles indignées de la vieille dame résignée. « Désolée Neil… Mais j’devais me tirer d’affaire… Tu sauras te débrouiller tout seul, j’en suis sûre… », murmurais-je pour moi-même avant de m’adosser au premier mur que je vois et de me laisser glisser jusqu’au sol.

Je suis foutue. Foutue.

Je me foutais clairement de sa gueule. J’en avais marre de ses questions idiotes et sans but. Enfin, sans but pour moi. Lui… Je ne savais guère ce qu’il allait en faire. Lorsque j’étais ici, autrefois, il y avait cette langue de vipère, la Voix, qui surveillait nos arrières et trainait des rumeurs. Et si le jeune homme décidait de tout remettre ce qu’il savait sur moi à cette Voix ? Du moins, si elle existait toujours. Parce que je ne m’étais pas renseignée. Et ne le souhaitais pas. Je ne voulais pas qu’elle me traîne dans la boue une énième fois et qu’à peine arrivée, je me retrouve déjà sous les feux des projecteurs. Et alors que le jeune homme m’avait posé une énième question futile à mes yeux, je n’avais pu m’empêcher d’être sarcastique et de dévier la conversation. Je ne souhaitais pas répondre à la question qu’il m’avait posée. C’était personnel. Beaucoup trop. Je ne voulais que personne ne le sache. Mais je ne suis pas douée pour garder des secrets, pas même les miens. Mon ton arrogant lui donna le sourire aux lèvres et je le vis répondre avec un certain plaisir malsain à ma question. « T'as raison. » Je plissais les yeux en le regardant. Il poursuivit, sans me prêter la moindre attention. « Je ne suis qu'un macho qui s'intéresse à la vie privée des autres, pour mieux pouvoir les détruire par la suite. » J’éclatais d’un rire faux et qui se cassa. Je le fusillais du regard avant de parler à mon tour. « Ton pouvoir de destruction est minime, j’en suis certaine, en comparaison à ce que je peux te faire. Et crois-moi, mes menaces ne sont pas à prendre à la légère. Tu parles, tu le regrettes. » J’aimais bien menacer les gens. C’était égoïste et mesquin, mais ça faisait partit de moi depuis longtemps. J’étais supposée cacher ce côté plus sombre de ma personnalité, mais devant ce jeune inconnu, je ne pouvais me retenir. Il me mettait à bout.

Je lui demandais mon nom en proposant des choix ridicules. Comme si le nom Edward lui irait. Et je fus ravie qu’il ne se contente pas que de son nom, mais qu’il me donne aussi tout le reste. « Neil Jay Smith, 17 ans en Junior Year. Je suis né à New York et je suis un Rho Kappa. Madame est satisfaite ? » Je souriais, de ce même sourire faux que je réservais aux idiots dans son genre. « Si je suis contente ? Bien sûr que si très cher ! Je suis même très satisfaite. » Mon sourire s’élargit. « Un Rho Kappa. Uhm, j’avais des amis autrefois dans cette confrérie, mais je ne sais plus trop s’ils y sont encore… » Je penchais la tête et jetais un coup d’œil à son corps musclé. « Tu dois t’entraîner, non ? Et… » Je lui lançais un sourire victorieux. « Et tu dois être gay. J’me trompe ? » J’échappais un ricanement. « Si je touche un point sensible, dis-le, on va passer à un autre sujet. » Je m’amusais bien avec lui. Certes, l’alarme sonnait toujours dans un coin de ma tête, me rappelant qu’il était dangereux de jouer avec lui car il détenait mon secret. Mais il me changeait les idées, et c’était de ça dont j’avais besoin en ce moment. « Allons, mon chou. Tu n’aurais pas d’autres questions stupides et déplacées à me demander ? Parce que moi, j’ai bien quelques autres questions en réserve à te poser, et j’espère bien que tu y répondras… »

J’avais craqué. Ça ne pouvait durer. Toutes ses questions, son regard perçant… Tout ça, c’était de la torture pour moi. Je ne pouvais rester de marbre alors que tout en moi était sur le point de s’écrouler. Ses réponses évasives, sa voix persuasive… Il voulait des réponses, alors je ne pouvais que lui en donner. Quel autre choix avais-je ? Aucun. Maintenant, il savait tout de moi. Je lui avais tout déballé. Il savait ma fausse identité, le secret que j’essayais de garder. Enoria Aksakov, Russe, 18 ans, Nu Zeta. Menteuse. Et il savait en quelque sorte qui j’étais réellement. Tori Patterson, Américaine, 18 ans, Sigma. Mère indigne. Mais il devait avoir fait des recherches sur cette femme qu’il avait aidée avant de m’intercepter quelques minutes plus tôt. Il savait déjà qui j’étais. Et tout ce que je pouvais en tirer, c’est qu’il m’avait manipulé pour que je le lui dise. Pour que je lui avoue que c’était vrai. Que tout ce qu’il avait lu était réel. Que j’étais une jeune femme brisée et désormais seule, sans aucun recours. Et il avait raison. Toutes ses craintes à mon sujet étaient probablement fondées. J’aurais du partir alors que j’en avais le temps, sortir de cet endroit où tous pouvaient nous entendre. Je n’aurais pas du lui répondre. Mais je l’avais fait, et je ne comprenais même pas pourquoi. Et il était trop tard désormais. Je ne pouvais reprendre mes paroles, je ne pouvais reculer dans le temps et tout changer. Mes cartes étaient jouées, et je le regrettais désormais.

J’avais craqué. Une seconde fois. Après avoir raconté ce que j’avais à dire, je sentis la première larme de colère rouler sur ma joue en signe de défaite. J’étais faible. Plus que je ne l’avais jamais été. Et j’avais honte de ce que j’étais devenue. Un monstre. J’étais pitoyable. La bibliothécaire devait être fatiguée de nous entendre hausser le ton et elle s’approcha de nous, ses souliers à plates-formes claquant sur le tapis qui recouvraient le sol. Du revers de la main, j’essuyais rapidement la goutte d’eau avant de me retourner sur ma chaise et de lui faire face. « Vous deux, j’en ai assez entendu comme ça ! J’vous ai donné des avertissements… » Mais oui, des avertissements visuels… Ça compte, ça ? « … et là, c’est fini ! Votre prise de tête m’exaspère. Tous les deux, chez le proviseur ! Et je ne veux plus vous revoir dans ma bibliothèque avant longtemps ! » Un peu plus et elle nous poussait à l’extérieur. Je me levais à contrecœur, suivit par le jeune homme, et refreinant mon envie de Sigma de me rebeller contre cette vieille dame et d’exprimer mes droits. Mais j’étais mal barrée et cette partie était perdue d’avance. Je n’avais plus mon mot à dire. Il ne me restait qu’à me plier à ses ordres et à sortir. Ce que je fis, tête basse. Car avoir eu la tête haute, j’aurais croisé son regard et je l’aurais mentalement assassinée. J’entendais les chuchotements excités des autres étudiants dans la bibliothèque et je me mordis la langue pour retenir des injures.

Le jeune homme ne me laissa aucun répit. À peine fûmes-nous sortit qu’il se planta devant moi et me darda une énième fois de son regard foncé énigmatique. J’en frissonnais et manquais de craquer. Encore une fois. Mais je devais me reprendre. Je devais essayer de dégager une aura de confiance et de maitrise. Cependant, pour l’instant, seule la colère et la peur me terrassaient. Et mes yeux devaient très certainement lui lancer des éclairs. Pourtant, sa question me fit éclater de rire. « Pourquoi t’es revenu, alors ? » Je levais les yeux au ciel dans un éclat de rire. Il ne comprendrait donc jamais ? « Il me semble que j’avais dit… plus de questions, non ? Et puis, j’ai pas le droit de poser des questions, moi ? Ou t’es un de ses machos qui pensent que la gente féminine est inférieure et qu’elle ne mérite pas une telle attention ? » Je ris de ma propre blague à laquelle seule moi pouvais comprendre. J’avais toujours les yeux humides et passais une main dessus comme si ma blague m’avait mise les larmes à l’œil. « Ou peut-être que t’es qu’un gros connard ? Qui sait ? Mais bon, j’m’en fous de ta vie. » Debout dans le couloir, je croisais mes bras sur ma poitrine et penchais la tête sur le côté. « Bon, alors ton p’tit nom, à toi, c’est quoi ? Maintenant que tu sais mes deux identités, j’ai bien le droit de savoir la tienne, non ? Alors, j’te donnerais bien le nom de euhhhm, Edward ? Nah, ça t’irais pas. Nick ? Joe ? » C’était à mon tour de m’amuser.

Mon regard passa rapidement de sa main posée sur mon bras à son visage à lui. Pour qui se prenait-il, à vouloir me retenir contre mon gré alors qu’il était pourtant clair que je n’avais rien à lui dire ? Je plissais les yeux en lui jetant un regard noir et sifflais un vague « Lâche-moi, connard. » qui brillait par son manque flagrant de savoir-vivre avant de déposer bruyamment mes affaires sur la table de bois. Le fracas fit relever la tête de quelques étudiants un peu plus loin, qui nous regardèrent en haussant les sourcils avant de retourner à leur lecture en soupirant. Je ne vis pas la réaction de la bibliothécaire. Je lui faisais dos et je n’avais guère envie de me retourner pour faire face à son air bête et à ses petits yeux de furie. Ma réplique semblait avoir amusé l’inconnu et ça ne fit qu’augmenter le début de colère qui commençait à bouillir en moi. J’avais bien compris qu’il voulait des réponses, mais je n’étais pas prête à lui en offrir. Et je ne le serai probablement jamais. Je n’avais qu’à le remercier, et c’était désormais chose faite. Maintenant, qu’il me laisse donc et qu’il fasse comme si je n’avais jamais exister. Et voilà que j’étais là, debout, face à lui, retenu à ce jeune homme que je ne connaissais pas car il agrippait mon bras.

Je dégageais brusquement ce dernier de son emprise, alors qu’il reprenait une de ses interminables tirades. « C'est un peu nul d'agir de cette façon. » Je levais les yeux au ciel, mais alors que je cherchais à placer mon mot, il continuait déjà, sans me laisser le temps de le couper. « Si tu t'en vas, je te prendrais pour une fille qui ne souhaite pas confronter la réalité en face. » Je lâchais un ricanement. Il m’échappa sans que je puisse le retenir. Le jeune homme ne se rendait pas compte de ce qu’il disait. Il était si proche de la vérité, mais à la fois si loin. Il croyait me connaître. Mais il avait tout faux. Il devait voir en moi une meurtrière ou une psychopathe en fuite et recherchée par l’État. Ou je ne sais quelle autre connerie. C’était certain que je ne voulais confronter la réalité. Je ne l’avais pas voulu. Et ce n’était pas avec ses saintes paroles que l’envie me reviendrait. Alors que j’étais plongée dans mes pensées, il poursuivait : « Fuir ne réglera pas tes problèmes. » Abruti. Il me rappelait ce prêtre que j’étais allée voir à la suite d’un conseil idiot et a qui j’avais raconté mes « péchés ». J’avais attendu des réponses claires et précises de lui, mais tout ce qu’il savait répondre, c’était des phrases vagues comme celles que l’individu en face de moi prononçait en ce moment. Pour moi, ses phrases n’avaient aucun sens et elles m’étaient donc d’une totale inutilité. Je soupirais d’exaspération tandis qu’il continuait sur un ton aussi monotone. « Je ne te lâcherai pas tant que je n'aurai pas eu de réponses. Alors tu ferais mieux de remettre tes fesses sur ta chaise et de tout m'expliquer. » Je plissais les yeux en le regardant de haut, mais m’affalais tout de même sur ma chaise, sans le quitter du regard.

Et je lui répondis.

« Mônsieur veut des réponses ? Alors, Mônsieur va en avoir. » Ma voix monta d’une octave alors que la colère montait à son tour. « Tu veux savoir qui je suis ? Tu veux mon nom ? J’suis Enoria. Enoria Aksakov. Une russe qui est née un 24 décembre, il y a 18 ans, à Saint-Pétersbourg. Mes parents sont morts, je n’ai ni frère ni sœur. C’est ma tante qui m’a trainé jusqu’ici pour son travail. J’suis dans la confrérie des Nu Zeta parce que j’adoooore la nature, le végétarisme et la protection des animaux. J’suis une sage petite fillette et je respecte tout et tout le monde. Mais ça, t’as déjà du le remarquer. » Le défiant du regard, je poursuivis : « Maintenant, tu veux la vraie version ? Tu veux savoir qui je suis vraiment ? J’suis une mère indigne, qui s’est faite passée pour morte et qui a abandonné sa fille. J’ai brisé le cœur de la personne que j’aimais et j’en ai tué une. J’suis le genre de fille égoïste qui se souci d’elle avant de penser au tort qu’elle peut causer. » Un sourire triste se dessina sur mes lèvres. « J’suis une psychopathe, tu vois ? T’avais raison de te méfier de moi. » Un rire sans joie fila entre mes lèvres. « Et tu veux savoir pourquoi j’étais une petite poupée brisée et sans vie quand tu m’as trouvé ? Tu veux savoir pourquoi je semblais si seule et morte ? Et bien, c’est facile. C’est parce que je le suis. Je suis morte et seule à la fois. Et j’ai tout perdu. » Je sentis une larme roulée sur ma joue et je râlais : « Et putain, tu m’fais pleurer. Maintenant, tes autres questions, tu peux te les mettre. J’réponds plus. »

Mes vêtements étaient lourds et me collaient au corps, trempés par la pluie. Je restais de l’hôpital et déjà, les vertiges s’éprenaient de moi et les images me revenaient. Je n’avais guère pu faire plus de quelques pas avant de devoir abandonner. Je restais debout, le vent fouettant mes cheveux et les faisant voleter, et la pluie battant mon corps. Le regard vide, je regardais le ciel. J’avais tué Nora. Sans le vouloir, je l’avais entraîné dans ma course et lors de l’impact, elle avait succombé. Les ambulances étaient arrivées trop tard et lorsque j’avais entendu les sirènes sonner au loin, je savais que toute vie avait quitté le corps de mon amie. J’avais été transportée d’urgence dans cet énorme bâtiment qui sentait la mort. Et j’avais conclu un pacte. Me revoilà donc, seule dans cet orage. Priant pour que l’on m’achève après ce que j’avais commis. Les larmes s’étaient mises à rouler sur mes joues d’elles-mêmes et rien ne pouvaient les retenir. Je me rappelais ses yeux. Ceux de cette enfant que j’avais mise au monde avant de l’abandonner lâchement. Deux yeux bleus, tels la mer en pleine tempête, brillants d’une lueur maligne. Les mêmes yeux que son père. Magnifique. Et les mêmes yeux que sa mère. Traître. Le froid s’imprégnait de mon corps et me transperçait de toute part. La fatigue me reprenait alors qu’une vague silhouette se dessinait devant moi. J’avais besoin d’aide et je le savais. J’essayais d’articuler quelques simples mots, de former une phrase, d’appeler à l’aide. Mais rien ne vint. Ce fut le silence. Puis le noir, alors que je m’effondrais au sol, sans force. J’étais revenue à moi lorsqu’un visage à la moue inquiète se penchait sur moi et j’avais réussi à parler. « Aide-moi. » Ça avait été les seuls, avant que je ne me refasse engloutir par les ténèbres.

Je fronçais les sourcils alors que le jeune homme continuait de me fixer sans broncher. Je me sentais mal à l’aise face à lui et la force que j’avais ressentie quelques instants plus tôt en lui débitant ma réplique semblait désormais faillir. Le brunet intimait d’une certaine façon le respect, mais puisqu’il ne semblait qu’avoir l’envie de montrer sa domination et de m’obliger à lui répondre, c’était mon ancien caractère de Sigma qui remontait et bouillait en moi. Je n’aimais pas être contrôlée et je ne l’aimerai jamais. J’étais faite pour être libre et non pas pour être prise au piège, au bout d’une table, dans une bibliothèque, avec mon destin entre les mains du prédateur qui attendait désormais de moi des réponses claires et précises. Et donc, lorsque je tournais le regard vers la vieille dame à l’accueil, il suivit mon regard. Voyant que la bibliothécaire qui s’occupait en nous regardant lui lançait un regard noir, il tendit la main et prit un des livres qui étaient sur la table avant de feindre de lire. Il quitta mes yeux quelques instants. J’en profitais donc pour le dévisager.

Il n’avait pas changé depuis la dernière fois, c’était une évidence. Il était de la même grandeur, ou avait uniquement grandi de quelques centimètres. Sa carrure, imposante, était la même que celle de l’homme qui m’avait transporté dans un endroit sur quelques mois plus tôt. Ses cheveux noirs pendaient toujours sur les côtés de sa taille en bataille et je me souvins que dans mes brefs instants de lucidité, c’était l’aspect qui m’avait le plus interpellé. Ses yeux étaient toujours les mêmes, bien évidemment, même si ils ne brillaient plus de cette lueur intriguée. Ils brillaient maintenant d’une lueur de malice. Et avant qu’il ne relève les yeux, je détournais mon regard de son corps.

Il jeta un bref coup d’œil à la dame postée à l’accueil avant de reposer silencieusement son livre et de ramener une énième fois ses yeux sur moi. Je gardais mon regard dans le sien sans faillir, ne voulant pas lui démontrer à quel point il me gênait. Ne jamais montrer à l’ennemi qu’il nous intimidait. Jamais. Et c’était bien la seule leçon que j’avais appris durant ma courte vie. Néanmoins, dans ma réplique, je lui avais avoué qui j’étais vraiment et il ne pouvait plus se méprendre. C’était bien moi qu’il avait aidé. Ses yeux s’étaient mis à briller de curiosité et je savais que sa prochaine question viendrait bientôt. Et j’avais raison. « J’ai des questions à te poser… » Prévisible. Étonnamment prévisible. « …et je veux que tu y répondes sans me mentir. » Je levais les yeux au ciel. Répondre à ses questions ? Ce serait bien une première. Répondre à ses questions sans mentir ? C’était trop me demander. Je sentis un rictus naître sur mes lèvres alors qu’il poursuivait sa tirade. « C’est quand même grâce à moi que tu es toujours en vie alors tu me dois bien ça.
- Encul… »
Je plissais les yeux en poursuivant mon juron dans ma tête et je pinçais mes lèvres pour en retenir un second. Il n’avait pas le droit d’utiliser cet argument de poids contre moi. Je savais qu’il m’avait aidé et je lui en étais reconnaissante. Il m’avait causé beaucoup de bien et probablement sauvé ma vie. Mais ça ne lui donnait pas le droit de me poser les questions qu’il voulait. Ça ne lui permettait pas de m’utiliser à volonté. Il ne releva cependant pas de mon petit commentaire et finit son discours ridicule. « Qui es-tu et pourquoi étais-tu dans cet état ? » Je soupirais et levais les yeux au ciel. « C’est ridicule. Quel ennui. Je m’attendais à des questions un peu plus développées de ta part. » Je laissais un petit éclat de rire m’échapper. « Qui je suis ? Tu veux vraiment le savoir ? » Je jetais un regard à la bibliothécaire, qui avait cessé de nous épier, avant de me pencher vers l’avant pour feindre de lui dire un secret. « Je suis une dealeuse de drogues et je suis en mission ici pour arrêter les petits monstres verts qui ont envahis ton école. Je viens d’une planète lointaine et je dois vous protéger de la guerre intergalactique qui se prépare. En attendant, pour aider mon peuple à se faire de l’argent, je vends d’la coke et j’espère que les idiots dans ton genre en achètent. » Tout en parlant, je ramassais mes cahiers et les fourrais dans mon sac. Puis, je finis en lui adressant un petit sourire et en me relevant. « Tu peux te les mettre où je pense, tes questions à la con. C’pas parce que tu m’as aidé que j’dois faire c’que tu veux. J’te suis reconnaissante. Voilà tout. Maintenant, adios connard. » Mais alors que je m’éloignais, sa main agrippa mon bras.

Ses yeux sombres et accusateurs s’étaient posés sur moi. Il m’avait reconnu, d’une certaine façon, et il m’accusait désormais d’être venu. Comme si je n’en avais pas le droit. Comme si je n’étais qu’une intruse dans son propre milieu et que je ne pouvais être ici. J’avais alors plissé les yeux avant de lui sortir la première réplique débile qui me passait par la tête. Et quelle réplique ! Il n’était pas con. Mais ce que je lui avais balancé devait lui faire penser que je le croyais. Il me connaissait, tout comme je le connaissais. Il m’avait aidé lorsque j’en avais eu besoin. Il m’avait trouvé un foyer et une personne qui me prêterait main forte une fois qu’il serait partit. Il ne voyait alors qu’une fille brisée, seule et terrorisée. Avec un physique complètement différent. Maintenant, j’étais forte et semblable à la fois. Mais j’avais au moins eu l’espoir que mon physique serait trompeur. Il fallait croire que je m’étais trompée. Et même si je lui étais reconnaissante pour ce qu’il m’avait fait, je n’avais qu’une envie pour l’instant : qu’il me laisse. Pas besoin qu’il ramène tous mes souvenirs à la surface ou qu’il me rappelle cette période de ma vie. Sa simple présence à mes côtés, à l’instant, me prouvait que les efforts que j’avais fournis pour changer étaient vains et qu’il faudrait que j’y travaille encore.

Il s’était assis face à moi, son regard toujours déposé dans le mien. Je le voyais bien qu’il m’accusait silencieusement. D’être revenue. D’être une garce. D’être qui je suis. Il m’avait connu un temps, mais je n’étais plus la même. Alors pourquoi ce regard dur ? Pourquoi sentais-je du recul en cet homme ? J’avais bien vu son mouvement lorsque ma voix avait percé ses pensées. Il était resté silencieux, sursautant au son de mes paroles, puis posant à nouveau ses yeux sur moi. Il m’intimidait, je devais me l’avouer. Il connaissait mon secret et je ne savais pas comment il avait pu le percer aussi facilement. Et maintenant qu’il était assis devant moi, sûr de lui-même, prêt à engager le combat, je n’avais d’autre choix que de me joindre à lui. Je reposais lentement mon crayon en gardant mon regard dans le sien, puis me callais un peu plus dans la chaise peu confortable. Ce fut alors à son tour de prendre la parole : « Écoute, je ne sais vraiment pas à quoi tu joues mais je ne suis pas stupide. » Je fronçais les sourcils en entendant ses premiers mots. C’était moi qui jouais ? Je croyais pourtant que c’était lui qui me dénonçait et qui s’emblait prêt à s’amuser, tel un chat tournant autour de sa souris. « Tu es la fille de l'autre jour, que j'ai aidé. » Je pinçais les lèvres et sentis la couleur quitter mon visage. Sa voix perçait clairement le silence de la salle et je vis la bibliothécaire relever le nez de son bouquin pour nous jeter un regard offensé qui lançait un message clair. Mais le jeune homme s’en souciait peu et poursuivit sa tirade. « Tu as beaucoup changé physiquement, mais il y a une chose qui n'a pas changé : tes yeux. Alors arrête de me mentir. » Je poussais un soupir offensé et baissais la tête. Trouver un mensonge pour m’expliquer. Ou trouver une explication. Simplement trouver quelque chose et vite. Mais l’inspiration m’avait quitté. Tout mon entraînement, toutes les répliques que j’avais prévues pour ce genre de tête-à-tête… Plus rien. Je restais blême, face à lui, sans pouvoir lui répliquer.

La réplique s’improvisa toute seule. « Écoute-moi bien. Tu m’as vu alors que j’étais faible, déchirée et à moitié morte. Tu connais ce que je ne veux pas que les autres sachent. Alors, pardonne-moi, Ô Seigneur, de te prendre pour un con parce que j’espérais sincèrement que tu me foutrais la paix et que tu partirais sagement en te disant simplement que j’avais raison et que tu t’es trompée de personne. Mais nooon. T’es toujours là. Et tu veux quoi de moi ? Que j’t’explique ma vie ? Que j’te déballe que j’suis une tarée qui s’dope ? Et bah, non. Désolée ! Pas de scoop pour toi. J’suis qu’une fille nulle qui à briser le cœur du gars qu’elle aimait et qui a abandonné sa famille. T’es content ?! » Si j’avais alors été une Sigma dans mon passé, c’était pas pour me tourner les pouces et me laisser faire insulter. « Et puis mes yeux, j’pouvais quand même pas les changer. Et encore moins les cacher. J’aurais l’air d’une putain de connasse avec des lunettes de soleil dans une bibliothèque, tu crois pas ? » Politesse, bonjour.

J’étais revenue. Sur un simple coup de tête, j’avais décidé d’essayer de continuer ma vie et de passer par-dessus ce que j’avais fait. Quelle idée ridicule. J’avais travaillé sur mon physique, sur mon caractère. J’avais mémorisé les informations de ma nouvelle vie. J’avais appris mon rôle, réplique sur réplique, comme si ma vie n’était qu’une longue pièce de théâtre sans fin. Qu’avais-je eu en tête ? Que je pourrais reprendre ma vie normalement, sans en payer le prix ? Que je pourrais revoir Josh et ma fille dont je ne connaissais même pas le nom ? Que je pouvais changer au point d’être quelqu’un d’autre et de pouvoir vivre une vie que je n’aurais jamais eue ? Tant de questions qui resteraient à jamais sans réponse. Tant de questions dont je n’osais même pas imaginer les réponses. Mais personne ne pourrait m’en offrir. Jamais. Je ne pouvais revoir les pensées que j’avais eues en tête, mais j’étais sûre qu’elles étaient inimaginables et totalement ridicules. Et que mes efforts seraient vains. À la seconde où je reverrais Josh, il était clair que je craquerais et que tout s’effondrait. J’étais une comédienne médiocre, je pouvais me l’accorder.

Les rêves étaient revenus me tirailler. Des rêves sombres, aux paroles blessantes, aux émotions saillantes. Et puis, il y avait les cris. Déchirants et qui ne cessaient jamais. Des cris d’enfant affolé, qui venait me chercher et qui me torturait. Chaque rêve était pire, alors que je ne pouvais bouger et que je ne pouvais que m’effondrer en larmes en voyant l’enfant succombé sous mes yeux. Je m’étais réveillée en nage plusieurs fois en essayant de reprendre mon souffle. Ma respiration était rauque et mes doigts étaient crispés sur les oreillers. Les couvertures mouillées de sueur me collaient à la peau et c’est avec difficulté que je me rendormais à chaque fois. Et chaque fois, je me réveillais à nouveau, seule dans la chambre sombre, à essayer de comprendre pourquoi les rêves me revenaient, maintenant. La chambre d’hôtel que je m’appropriais jusqu’à ce que je puisse avoir une chambre à Wynwood me paraissait si petite que j’avais l’impression de toujours chercher de l’air et que mes poumons allaient y exploser. Et me réveiller dans l’obscurité me faisait peur, alors que je m’attendais toujours à ce que le karma me frappe et que la mort que happe à mon tour. Mais rien ne venait. Et le sommeil fini par me rattraper.

Le premier jour que je passais au lycée fut une torture. Je baissais les yeux et marchais tête basse en espérant que personne ne m’aborde ou que personne ne me reconnaisse. Je ramenais ma capuche sur ma tête, cachant ainsi la moitié de mon visage ainsi que mes cheveux blonds. J’avais laissé mon chiot à contre-cœur dans ma chambre en espérant que la femme qui s’occuperait de tout nettoyer suivrait mes instructions et sortirait la petite bête. Et je n’avais plus qu’une envie : retourner me coucher en boule dans le lit, le chiot installé entre mes bras. La première heure passa lentement et l’aiguille de l’horloge murale semblait me narguer. Les secondes semblèrent durer des minutes et les minutes, des heures. Je m’assoyais dans le fond de la classe en regardant le visage des élèves en espérant y trouver un certain réconfort en remarquant que je ne connaissais personne. Mais mon stress ne faisait qu’augmenter. Tous des visages inconnus. Je devais me familiariser avec eux. Me faire des amis. Me trouver une nouvelle vie. Mentir. Et lorsque la cloche résonna enfin, je sortis de la classe rapidement.

Et la première heure fut la dernière. Après quoi, je craquais.

Je m’étais réfugiée à la bibliothèque. J’avais offert à la bibliothécaire un sourire charmeur en lui expliquant que je devais terminer un projet avant d’aller m’installer à une table en faisant profil bas. J’avais sortit quelques feuilles vierges de mon cartable, pris un stylo à billes entre mes doigts et avais rédigé quelques mots avant de m’arrêter. Je poussais un soupir silencieux en regardant les cahiers installés sur la table. À quoi tout ça me servirait-il ? Mon ancien côté de Sigma Mu me poussait à tout ranger et à partir, en séchant tout simplement les prochaines heures à venir. Mais cela impliquerait que je retourne dans la chambre, seule, avec pour seul loisir : mes pensées. Et je n’avais pas le goût de retourner culpabiliser. Je devais travailler. M’y remettre. La pointe du stylo s’écrasa à nouveau sur la feuille et je laissais les idées venir.

Une large main finit par s’appuyer sur mon épaule et me sortit de mes pensées. Je sursautais brusquement avant de me tourner vers l’inconnu, un sourire crispé collé aux lèvres. Mais le sourire s’effaça lentement alors que je prenais conscience que de la personne qui se trouvait désormais face à moi. « Que fais-tu ici ?! », me demanda-t-il. Je n’avais jamais su son nom. Et il n’avait jamais su le mien. Je n’aurais jamais pensé le recroiser et avoir su, je ne lui aurais pas demandé de m’aider, alors que j’étais un cas désespéré après l’accident. Maintenant, il se tenait devant moi, me dominant de toute sa taille et je ne pouvais faire rien d’autre que détourner les yeux en disant : « Tu dois te tromper de personne. Je ne te connais pas. »