1. Walking on the road | Hope & Joe

Wynwood. Il étudie à Wynwood. Merde… Je croiserai ce gars. J’avais raison de me méfier. Pourtant combien de chances y avaient-il pour que nous nous recroisions un jour ? Techniquement c’était si faible. Si ridicule… Pourquoi il faut que ça tombe toujours sur moi ? Je vais être redevable d’un étudiant du même établissement que le mien. Ok, il sera sur le campus quand moi je serais dans les couloirs du lycée. Seulement Wynwood intègre tous ces élèves à une confrérie. En comptant les Lambda, j’ai une chance sur huit de le recroiser ce soir dans le bâtiment de ma confrérie. Moi et mon short de pyjama rose, ma brosse à dent et du dentifrice sur le coin des lèvres. Au revoir l’image de la fille en détresse à qui on vole son sac à main. Je vais le revoir. Je ne peux donc plus lui mentir à partir de maintenant. Il finira par découvrir que je ne suis qu’une petite lycéenne. Il faut que je paye ces cafés pour au moins être sûre de n’avoir pas de compte à rendre. Pas un sauvetage, plus un cappuccino. Comment je vais me sortir de là ? Je ne peux pas lui offrir un sourire, un « merci de m’avoir sauvé la vie ! » et partir. Parce que oui, récupérer mon sac était comme me redonner une petite chance en plus de continuer à déambuler dans ce monde si sombre, torturé, néfaste et dévastateur.

«Pourquoi tu esquives mes questions ? Il y a quelque chose qui te dérange? Parce que ce n'est pas trop mon truc d'avoir une discussion à sens unique...» Je sursaute mentalement à cette accusation. C’en est une ? Je viens nerveusement jouer avec le collier que je garde précieusement accroché autour de mon coup. « Tu sais quoi, j’suis désolée. J’ai pas l’habitude de me lancer comme ça dans de grandes discutions avec des personnes que je connais à peine. » Ou bien ça finit par créer une relation compliquée et qui finit toujours mal… Pourquoi depuis que je suis à Miami, les personnes que je rencontre par hasard finissent par devenir les gens les plus importants à mes yeux ? Ce ne sera sans doute pas le cas de ce Joe. Il est franc, honnête, accro à la caféine, brutal, direct, plus vieux que moi, trop New-Yorkais. Pressé de faire tout ce qu’il a à faire. Il a l’air d’avoir tout connu. Il a cette façon de me regarder, il est gentil et me met légèrement mal à l’aise en même temps. Je n’arrive pas à le cerner. Tout à l’heure, je l’adorais et maintenant… Je ne sais plus trop quoi dire. « Disons que c’est un truc que j’ai développé avec le temps. Demander de faire patte blanche, histoire de constater que je ne me ferais pas croquer par le grand méchant loup...» J’avale ma salive. Et maintenant, s’il s’agit d’un grand méchant loup, il connaît toute la technique pour me faire croire qu’il n’en est pas un. Je le laisserai entrer et comme cette stupide chèvre dont je ne me souviens plus du nom ni du titre du compte, je me ferais bouffer ! Bref. « J’avais oublié que ce n’est pas un comportement à adopter en société… Désolée…» Je ramasse mon sac et sort de mon portefeuille quelques billets. « Écoute, si tu repasses un jour par le plus grand des hasards dans le bâtiment des Alpha Psi à Wynwood… Et bien je te promets que je me ferais pardonner. Pour ça et puis… Pour te remercier de m’avoir sauvée la v… Enfin d’avoir récupérer mon sac. Je ne sais même pas ce que je ferais sans ce qu’il contient. » Je lui souris, mordille ma lèvre inférieure et me lève de la chaise dans laquelle j’étais installée.

Il ne me laissera pas payer, j’en suis sûre. Il a l’air trop gentil, trop gentleman pour me laisser faire ça. Malgré le fait qu’il m’est sauvé, qu’il ait joué les supers héros. Alors je vais lui être redevable encore plus ! En plus de ça, il étudie les sciences politiques. Il doit être plutôt intelligent. Je ne sais pas pourquoi mais je l’imagine avec des connaissances générales immenses, sur tous les domaines. Je suis donc en présence d’un gentleman, d’un super héros, d’un type intelligent et souriant qui plus est… Mais c’est une perle rare celui-là ! Sachant qu’à New-York, il dirigeait l’entreprise de son père. Enfin… Sans doute qu’il était vice-président grâce à son paternel. Il n’aurait sans doute pas eu le poste sans son nom de famille. Mais quel âge a-t-il ? Ce gars semble avoir tout vu, tout fait… Et il est là. Miami. Il a tout plaqué pour Miami. Il devait avoir une vie dorée là-bas ! À moins que… À moins qu’il ait étoffé l’histoire pour faire rêver une petite étudiante naïve… Bravo Hpe, tu es tombée dans le panneau ! Et puis qu’est-ce qui me dit que la fameuse entreprise familiale n’est pas un vieux garage au bord de la ruine ? Ça collerait avec ce qu’il a dit. Il a été façonné pour mettre les mains dans le cambouis, c’est l’entreprise du papa durement bâtie, ça n’a rien à voir avec l’univers des sciences politiques… Je me fais beaucoup trop d’idées ! Je devrais arrêter de croire sur parole les inconnus. Et je devrais encore plus rester en retrait de tout ça, arrêter d’imaginer leur vie comme des films génialissime…

« Et toi alors, qu'étudies-tu, tu es en quelle année? » Et voici la question qui fâche. J’ai 18 ans, j’ai une année de moins sur ma carte d’identité… Je ne suis qu’une gamine. Je suis en dernière année de lycée. Je ne sais pas vraiment ce que je vais faire l’année prochaine. Université ou vie active ? Je vais me lancer dans quoi de toute façon ? J’aimerais faire une école d’art. Une école de danse ? De chant ? De comédie ? De photographie ? Petite, je voulais faire danseuse étoile, c’est trop tard maintenant. Et puis je ne suis sans doute pas assez douée pour concourir à une école de danse… Il y en a une très bonne à Miami même. Pas besoin de partir… Mais je n’ai pas de chorégraphie valable. Pas de talent. Je suis nulle de toute façon...
Je secoue la tête et regarde ma tasse vide. Il faut que je lui réponde. La vérité ? Lui prouver que je ne suis qu’une gamine ? Ou bien je laisse du suspens ? Non… Il a été honnête envers moi. Il m’a dit beaucoup de choses sur lui alors pourquoi je n’en ferais pas de même ? Oui mais qui me dit qu’il a été honnête, lui ? Peut-être qu’il m’a baratinée depuis le début… Je peux aussi lui mentir… Comment savoir ? Dit-il la vérité ? Ou pas ? J’avale ma salive, remets une mèche de cheveux derrière mon oreille. « Oh moi… Disons que… Je suis en dernière an… Mais tu vas connaître mon âge si je te dis ça… Les filles ne disent jamais leur âge en règle générale. » Je lui offre un grand sourire angélique comme une petite fille fière de sa bêtise. « Tu vas à quelle université ? »

Espoir. Il avait perdu l’espoir. C’était donc ça. Je le comprends. C’est drôle qu’il fasse le rapport avec mon prénom car j’ai tout fait pour que ce soit le mien. Pour la même raison justement. Espoir… J’en avais besoin. Vivre sans est impossible. Le portait en son nom n’est qu’une chose. L’avoir en est une autre…
Joe était venu ici pour raison familiale. C’est le genre d’excuse que l’on peut donner lors d’une absence injustifiée. Je ne pourrais jamais dire ça… La famille… J’aimerai tellement faire des kilomètres, faire des Miami-Manhattan pour retrouver quelqu’un de ma famille. J’aimerais tellement… Je ferais tout pour retrouver ça.
J’apprends que le jeune homme est à l’université. Il est donc plus vieux que moi. Il a eu une expérience dans la vie active. C’est sûr que je ne le reverrais jamais. Il est à l’université, il vient de New-York, il est plus vieux que moi, il boit du café, il sauve des filles en détresse…

Je bois mon cappuccino et le termine doucement tandis que Joe lève la main. Le serveur arrive et prend commande. Je ne dis rien et regarde mon sauveur du jour en souriant. Mes coudes se posent sur la petite table et mon menton vient les rejoindre. Un sourire penseur vient se caler entre mes lèvres. A en croire la tasse qui était là avant que j’arrive, le jeune homme en est au moins à son troisième café. Ce qui est définitivement mauvais pour la santé. Mais ce n’est pas choquant de sa part. Les New-Yorkais ne sont-ils pas tous comme ça ? Ils enchainent les cafés et courent dans tous les sens un téléphone à la main. « Tu ne vas plus pouvoir dormir… J’espère pour toi que tu as quelque chose à faire de ton après-midi ! Histoire de ne pas être une pile électrique. » De quoi je me mêle ? Je secoue la tête légèrement.

« T’étudies quoi à l’université ? » Le serveur arrive assez rapidement avec une nouvelle tasse. Je bois ma dernière gorgée et en voyant le serveur s’éloigner, j’ajoute avant même que Joe réponde à ma dernière question. « Au fait, tu me laisseras payer. Je te dois bien ça… C’est l’minimum !» Et encore ça ne vaut pas trop. Il m'a épargné des tas de soucis et moi je lui propose de payer quelques cafés... Je devrais l'inviter au restaurant ou je ne sais quoi d'autre.

New-York… Entendre le nom de cette ville me fait sourire. C’est si différent d’ici. Immense, grandiose, brillant, étouffant… Miami est une ville à laquelle je me suis habituée à une rapidité folle. Les palmiers le long des rues, les gens se promenant en short et maillot de bain, le bruit des vagues, le soleil se reflétant sur les murs blancs de la ville, les grands hôtels face à la mer, les glaces à tous les coins de rue, la salsa, les marais, le port, les voitures décapotables. C’est comme être en vacances tous les longs de l’année. Évidemment, il y a les orages, les jours pluvieux, humides… Oui, c’est ça, le temps est souvent humide. Ou plutôt poisseux. L’humidité des tropiques, les pluies torrentielles mais assez courtes, les orages violents… Il y a cette fameuse période dans l’année où le temps gris nous envahit. Mais c’est tout… Le reste, ce n’est que lumière, musique et cocktail.
New-York est différente. On est coincé entre tous ces immeubles, on ne respire pas l’air pur… Les taxis jaunes, comme à Miami, roulent dans tous les sens. Malgré tout cette ville ouvre ses portes si facilement. Tout dépend du quartier, du moment, de la période… Il doit neiger là-bas en ce moment… La patinoire de Central Park ! Je rêverai d’y faire un tour ! Je n’avais pas eu la chance d’y aller durant mon séjour dans cette ville. Ma première destination sur le sol américain… J’en garde de bons et mauvais souvenirs mais aussi de nombreuses photos…
Los Angeles… Il vient de là-bas. J’ai bien fait de poser la question avant lui. Car contrairement à Miami, New-York ou Londres, je suis incapable de dire quoi que ce soit sur cette ville. Je n’ai aucun souvenir précis. Aucune réelle anecdote. Rien. À part les fameuses images de l’océan Pacifique que l’on voit dans les films. Les maisons colorées, les rues qui montent et qui descendent, la promenade avec des gens qui font du roller…

Joe sourit beaucoup. C’est une chose que j’ai rapidement remarqué chez lui. Ce sourire qui varie selon ce que je dis ou ce qu’il me répond. C’est comme si d’ancienne image lui remontant à l’esprit lui procurent du bien. Que sont café au goût amer le satisfait totalement. Ou encore que ma présence lui est agréable. Un sourire, puis un autre plus grand. Sont-ils tous sincères et naturels ?
En tout, il est venu pour le jour de noël. Ce qui veut sûrement dire qu’il est ici pour un court séjour. J’imagine facilement les vacances familiales. Il repartira en avion d’ici une semaine les valises remplies de cadeaux et un sourire satisfait aux lèvres. Arrivé à la Grande Pomme, il sera heureux de retrouver la cohue de cette ville, il se sentira bien dans son immense appartement vidé de présence humaine. Seul, anonyme, heureux… Voilà comment je l’imagine. Et pourquoi avec une baie vitrée donnant sur Central Park ! Comme dans les films… Il faut vraiment que j’arrête de fabriquer la vie des autres… En plus il s’appelle Joe… Ce n’est pas un nom de solitaire Joe… Si ? Peut-être un peu quand même. Il y a un brin de mystère quant à son véritable prénom. Est-ce un surnom, une abréviation ou simplement son prénom ?

Il me pose la question en retour. D’où est-ce que je viens ? Voilà un sujet dangereux ! Que dire ? La vérité ? Ce qui est écrit sur ma carte d’identité ? Un mensonge tout frai ? Tenter le tout pour le tout ? De toute façon, je ne vais jamais le revoir… Combien y a-t-il de chance pour que cet homme soit en réalité quelqu’un qui enquête sur moi ? Quasiment zéro. Je suis une inconnue. Personne ne peut me retrouver. Alors dire que je viens de Londres ne va pas changer grand-chose, n’est-ce pas ? « Londres. » Petit sourire. Je me plonge dans ma tasse pour en boire plusieurs longues gorgées. Dans quoi est-ce que je viens de me fourrer ? Je respire un coup et répond : « J’ai grandi en Angleterre et je suis en Amérique depuis plusieurs années… Et il faut dire que malgré les coups de soleil, je me suis rapidement adaptée à Miami. Rien qu’avec leur musique et la danse, ils ont su faire de moi une vraie adepte. » J’ai appris la salsa rapidement, le tango et toute les danse cubaine. J’écoute énormément de chanson venant de cette île mais également d’Espagne ou d’Argentine. Depuis peu j’essaye de mélange le hip-hop et ce genre de danse. Mes bases de classiques m’aident un peu. Quand je dis depuis peu… Il faut entendre par-là : une semaine. C’est tout frais dans mon esprit. Mais j’adorais me trouver un partenaire pour faire la tournée des bars et danser toute la nuit. Rien qu’avec ça, je sais que mon sourire pourra rester présent sur mon visage. « Qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un à quitter New-York en période de fêtes ? C’est la ville la plus magique à ce moment de l’année… La neige, les illuminations, le sapin du Rockefeller Center… C’est beaucoup plus festif qu’ici ! »

Pitié, il ne faut pas qu’il me pose d’autres questions. Parce que je ne pourrais pas lui faire entièrement confiance. Et puis c’est aussi parce qu’il ne peut pas me demander quoi que ce soit sur Los Angeles. Je suis censée venir de cette ville. Hope Blackwood… Je ne connais pas des tonnes de choses sur cette ville. J’y suis allée deux fois. Quelques temps en vacances et durant mon hospitalisation l’été dernier. J’ai des renseignements mais… Je n’ai rien d’une fille de là-bas. Je n’ai ni l’accent, ni les mimiques, ni la culture. Ce serait beaucoup plus simple si je disais venir d’Angleterre. Je peux très bien dire qu’Hope a fait croire qu’elle était la sœur d’Heaven pour avoir un faux passeport et être acceptée dans l’école. Que j’ai menti sur ma réelle provenance… Que je n’ai pas grandi avec Heaven mais avec mon père en Angleterre. Que j’ai retrouvé la trace de notre mère et que je suis venue pour lier un lien avec ma sœur, que cette dernière a fini par partir faire des études spéciales dans une autre ville, que j’ai toujours des contacts mais que je suis restée car la ville m’apaise. Ce sera probable, non ?

C’est ma peau claire et mes cheveux blonds qui lui font croire que je ne suis pas d’ici. Il est observateur. Je souris et bois une gorgée de mon cappuccino. Un peu de mousse vient se coller au contour de ma bouche. Je m’empresse de l’enlever à l’aide de ma petite serviette en papier. Je me mordille la lèvre et regard ma tasse sans savoir quoi dire. Il y a quand même pas mal de blondes au lycée. Les colorations existent. Et pour ce qui est de la blancheur de ma peau… J’avoue que c’est un de mes grands problèmes. Je tiens ça sans doute de ma mère qui était quasiment rousse et qui ne pouvait pas bronzer. Je suis comme elle. Je ne lui ressemble plus vraiment désormais mais il fut un temps où j’étais son portrait craché.
Il ne doit pas être présent ici depuis longtemps, sinon il aurait déjà eu la chance de croiser une demoiselle de la même couleur de cheveux que moi.

Joe me propose de manger quelque chose. Je regarde sa brioche un instant et secoue poliment la tête. « Non merci, je n’ai pas très faim… » Étrangement, moi qui suis gourmande je refuse de manger quelque chose. Le truc est que j’ai mal au ventre. J’ai comme la nausée… Sans doute à cause du choc. J’ai l’estomac encore noué. « Et qui sait… Si ça se trouve je suis une fausse blonde ! Qui sait…» Et c’est vrai. Mais cheveux ont été éclaircis pour faire la différence avec ceux d’avant. « Tu n’es pas d’ici non plus, pas vrai ? Pour que je sois la première blonde que tu croises…Et puis prendre le risque de quitter sa place au bar pour courir après un voleur… C’est rare ici ! » Nouveau sourire. Nouvelle gorgée. « Tu viens d’où ? »

Mes yeux se posent dans les siens. J’aimerais pouvoir le remercier. Il vient de m’éviter tant de soucis. Il a fait de ma résolution une idylle encore possible. Il a réussi à sauver une partie de ma vie en ramenant ce sac. Il a sauvé certains de mes biens les plus précieux. Alors oui, je dois le remercier. Et s’il ne le souhaite pas, je le ferais quand même. D’une manière ou d’une autre… Je trouverai un moyen ! N’importe lequel. Je lui suis redevable.
Le jeune homme me répond qu’il a déjà sa place dans un café et qu’il peut m’y inviter. Je secoue la tête un instant. Ce devrait être à moi de dire ça, pas lui ! Ce n’est pas rien de courir après un voleur. Je ne sais pas jusqu’où ils sont allés, comment il l’a rattrapé et arrêté. Mais il l’a fait ! De sang-froid, comme ça, sans réfléchir, spontanément, sans me connaître, sans savoir qui je suis… Comme un super héros. Je me vois déjà en Lois Lane ou en Mary Jane. Ou simplement dans le rôle de cette fille prête à se faire bouffer par le monstre et sauvée au dernier moment par le héros. Celle qui crie à la rescousse et que cet homme en collant entend de loin. Celle qu’il prend dans ses bras pour s’envoler vers un lieu plus sûr. Celle qui… Bref. Arrêtons de nous faire des films ! J’accepte son invitation dans l’espoir de pouvoir payer l’addition à sa place. Ne sait-on jamais !
Je m’assois. Il n’avait pas menti, il était bien là depuis un petit moment à en croire la tasse vide. Je regarde mes mains posées sur la table puis passe commande en même temps que le jeune homme. Lorsque je relève les yeux pour l’observer un peu mieux, je croise son regard sur moi. Je n’ose alors pas aller plus loin et me bloque sur la petite carte du bar. Je lis et relis les prix des boissons chaudes. Pourtant les chiffres et les lettres ne semblent avoir plus aucune signification pour moi. Je pense à ce qu’il a fait, à comment le remercier, à mon sac qui est juste là à mes pieds… Le serveur vient briser mes pensées en déposant notre commande sur la petite table. Un café pour lui, un cappuccino pour moi. Nous versons en même temps le sucre dans nos tasses. J’aime tout ce qui est sucré, je suis une vraie gourmande. Je plis méthodiquement le petit bout de papier et m’attaque à la mousse.

« Je m'appelle Joe et toi? » Je profite de cette intervention pour le regarder vraiment pour la première fois. Je le détaille tout en lui répondant. « Hope… C’est mon prénom, Hope…» Je me sens toujours obligée de le rajouter. Ce n’est pas courant comme prénom et puis placé ainsi dans une conversation, c’est plutôt étrange. Il y a quelque chose en lui de familier. Un air de je ne sais quoi… Il semble plus vieux que les garçons de mon âge. Plus mature aussi. Plus posé… Je porte la tasse à mes lèvres et lui offre finalement un léger sourire. Joe… Comme dans les Daltons. Mais en beaucoup plus grand, plus calme, moins noir et jaune…
« Tu n'es pas d'ici, n'est-ce pas? » Sa question me surprend. « Si, pourquoi ? » Qu’insinue-t-il ? J’ai l’air si perdue que ça ? Ou bien veut-il dire autre chose… Comme… Je ne sais pas, moi… Que je ne ressemble pas au portrait de toutes les descendantes d’Amérique latine vivant à Miami. « En fait, je suis ici pour mes études. Je ressemble à ce point à une touriste ? » Je me demande ce qui lui fait dire ça. Est-il d’ici ? Quel âge a-t-il ? Que fait-il dans la vie ? Finalement des tas de questions se bousculent en moi. Ce mystérieux sauveur m’intrigue soudainement. Il a débarqué soudainement, il est gentil et souriant. Il pose pas mal de questions... Enfin, que deux pour l'instant... Mais ça suffit pour mettre mes sens au aguets. Mon accent anglais a disparu, personne ne peut dire d'où je viens vraiment. Sur ma carte d'identité actuelle, je suis Hope Blackwood, née à Los Angeles. C'est tout. J'ai grandi là-bas, je suis ici pour les études. Car il y avait Heaven... Je ne suis pas anglaise, je ne suis pas une touriste.

26 décembre 2012. Mes mains viennent frotter mes yeux endormis. Je n’ai quasiment pas dormi de la nuit. Sur mon lit, mon ordinateur est resté ouvert et lorsque mes paupières s’ouvrent difficilement ce matin, je constate que je me suis endormie en boule sur le matelas. Hier soir, j’ai pleuré. Des tas de larmes. J’ai écrit. Des millions de mots se sont bousculés entre mes doigts. Puis soudain les paroles d’une chanson ont apparu à moi. J’ai composé. J’ai griffonné. Je me suis livrée. J’ai pleuré. Puis j’ai joué de la guitare. J’ai observé mon mur rempli de photo. J’ai imprimé en moi cette sensation de vide complet, d’abandon total. Dans moins d’une semaine, je vais pouvoir tirer un trait sur cette année 2012. Mes peines, mes souffrances, mes joies, mes amours, mes courts moments de bonheur, mes périodes sombres, mes larmes, mes cris, mes douleurs. Je vais pouvoir redémarrer. Je me le promets. 2013 sera différent. Je fais le vœu que l’année prochaine je vais redevenir une battante. Je vais danser, chanter, peindre, écrire, rire, photographier, composer… Je serais active. Aucune idée sombre ne pourra m’atteindre. Je vais voler sur mon nuage. Je vais avoir mon diplôme, mes parents seront fiers de là où ils sont. Je m’inscrirais dans une fac. Je donnerais des cours de danse. J’irais faire un voyage au Texas sur les pas de Warren. J’irais fleurir les tombes de Drake, Chase et tous les autres. Personne ne m’enlèvera mon sourire. Edgard sera lui aussi fier de ce que je suis devenu. Mes yeux se posent sur son lit désormais vide. J’essaye de ne pas me dire que tous les hommes entrants dans ma vie finissent par disparaître rapidement. Il faut que j’oublie cette pensée, que je la chasse.

Encore un peu endormie, je décroise mes jambes et fais quelques pas dans ma chambre. J’adore cette sensation que procurent des pieds nus sur le sol. Si je le pouvais, je passerai ma vie ainsi. Avec un petit sourire satisfait, je vais ouvrir la fenêtre de la chambre. Je reste planté devant un petit moment. La vue sur le parc à raison de moi. L’air venant me fouetter le visage finit de me réveiller complètement. Je respire un bon coup et décide de ne pas attendre 2013. Le changement se fera dès maintenant ! Tout de suite ! J’ai déjà commencé avec le bal de noël, alors pourquoi ne pas continuer sur ma lancée ?
Décidée, je file vers les douches. J’abandonne le gros sweat de Warren pour rester de longues minutes sous l’eau.
Un jean, des ballerines, un petit tee-shirt coloré et une veste, je m’habille simplement. Je range mon ordinateur et ma guitare. Je fais mon lit tout en réfléchissant sur ce que je vais pouvoir faire de ma journée. Je laisse mes cheveux sécher naturellement tout en scrutant le ciel. Je pris une photo de ma fenêtre. Pour immortaliser le ciel de cette journée de changement. Je l’accrocherai sur le pan de mur réservé à tous mes souvenirs. Sans m’en rendre compte je viens de trouver mon occupation de la matinée. Je vais aller faire quelques clichés.

De la musique dans les oreilles, je marche tranquillement à travers cette foule compacte. On dit que la Floride est le paradis des retraités. Qu’il n’y a que ça et des cubains venus en exile… C’est faux. A bien y regarder, il y a des jeunes comme moi. Certes, Miami n’est pas la ville la plus diversifiés. Un quartier d’affaire, une plage, une partie remplie de villas et un quartier moins bien côtés. Endroit où raisonnent les sirènes des voitures de police et de la salsa. J’ai envie de danser. Je change rapidement la musique de mon iPod pour mettre un air beaucoup plus dans le thème.
Je ferme un œil et pointe mon objectif vers les palmiers. Je déambule dans la ville. Je m’arrête, je photographie. Je suis dans mon monde, dans ma bulle. Personne ne peut m’en sortir. Je pourrais passer à côté d’un drame absolu sans le remarquer. Mes yeux ne voient pas le monde tel qu’il est réellement. Chaque détail prend une signification. Le vent est mon ami. Les reflets du soleil viennent mettre en évidence de toutes petites choses insignifiantes en apparence. Le mouvement de la foule crée une vague de couleur que je peux contrôler et que je ne peux cesser d’admirer.

Je décide de faire une pause. Je ne sais depuis combien de temps je suis ici. J’enlève mon sac de mon épaule. Alors que j’y glisse mon appareil photo quelqu’un me bouscule violemment. Je me retrouve au sol. Une femme à côté crie : « Votre sac !! Oh voleur ! » Des yeux globuleux viennent me fixer. Les visages s’avancent vers moi, les bouches bougent. On me demande si je n’ai rien de casser. Je ne comprends pas. Il y a de l’agitation. Mes yeux glissent sur mon propre corps. Je suis au sol. Mes mains sont vides. On m’a volé mon sac à main. C’est ça. C’est pour ça… On m’a volé mon sac ! « Ça va… M..Merci !» J’enlève mes écouteurs de mes oreilles. Je me relève, on me tend une main, je la saisis… Je ne comprends pas tout ce qui se passe. Sans doute à cause du choc. J’enfourne ma musique dans ma poche et je regarde autour de moi. Mon sac… Envolé… Disparu… Mes centaines de photos, ma fausse carte d’identité, ma carte bleue, mon carnet d’adresse, mon petit cahier d’écriture, mes partitions, mes clés, la photo de mes parents… Quelqu’un a désormais entre ses mains une partie de ma vie. Pourquoi a-t-il fait ça ? Pourquoi moi ? Ce n’est pas aux petites vieilles que l’on s’attaque normalement ? Je suis à ce point sans défense ?
Les gens finissent par se disperser. La dame du début me dit qu’elle peut appeler la police. Je lui fais non de la tête. Pas eux… J’ai réussi à devenir complètement autonome en juillet. J’ai 18 ans, je ne vais pas encore me jeter à leurs pieds. J’appellerai M. John et je verrais ce qu’il peut faire.

J’essaye de me remettre de toutes ces émotions. Moi qui voulais commencer l’année proprement… Ne pas se décourager… Ne pas perdre le sourire… Il faut que je m’accroche à ça. Ce n’est pas grave. Tout va bien se passer ! Et puis, ce n’est pas encore 2013… Une dernière épreuve pour cette année. Une épreuve qui ne m’affectera pas. Je ne vais pas paniquer. Ne pas paniquer… Inspiration… Expiration… Inspiration… « Comment bien commencer la journée? » Je bats des cils et pause mon regard sur mon interlocuteur. Mon sac est entre ses mains. Il me le tend avec un sourire doux. « Il s'est de nouveau enfuit, sûrement par peur qu'on appelle la Police. Tu n'as rien de cassé? » Je réfléchis un instant. « Euhm… Non ça va… Enfin, je crois…» J’observe mes mains un instant. Je ne semble pas avoir de blessures, je ne sens rien en tout cas. Demain matin, les bleus apparaîtront peut-être mais ce n’est pas bien grave. « Merci.» dis-je en récupérant mon sac. « Merci beaucoup ! Je peux faire quelque chose pour te remercier ? T’offrir quelque chose à boire ? »